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jeudi 1 octobre 2020

Une brève histoire de la fourchette ou comment les Français auraient appris des Polonais l’emploi de "l'outil du diable"

 

Mettons de côté la diplomatie et le fait que personne ne s'attendrait jamais à de tels propos de la bouche d'un ministre. Concentrons-nous sur l'histoire de la fourchette elle-même qui, grâce à Bartosz Kownacki, a été appelée, de manière inattendue, au tableau et a pris une autre dimension. Qu’elle se défende comment c’était. Les Français ont-ils appris des Polonais comment manger avec ? Car les experts ont des doutes.



Rappelons les propos du vice-ministère de la Défense sur la France après l'affaire du Caracal : "Ce sont des gens qui ont appris de nous à manger avec une fourchette il y a quelques siècles. Alors peut-être que c'est ainsi qu'ils se comportent maintenant."


Aurait-ce été ainsi ? Que les Polonais aient instruit les Français ? - Il n'y a pas de sources confirmant une telle conviction - nous raconte directement Joanna Paprocka-Gajek, chef du département d'art du Musée du palais du roi Jean III Sobieski à Wilanów et experte en histoire de la coutellerie, qu'elle décrit ici en détail.


Où en était Versailles ? Chez nous il y avait des salles de bain.


Le ministre voulait certainement dire que Henri de Valois, qui a fui la Pologne pour la France en 1574, où il est devenu roi sous le nom d'Henri III, l'aurait fait. Dans diverses sources polonaises, il y a une brève information selon laquelle c'est lui qui aurait apporté une telle invention de Pologne en France, à savoir la fourchette.

La Pologne, à bien des égards, semblait, à cette époque, plus développée que la France, les cours de magnats polonais prospéraient, la culture en général était différente de celle de la France. Henri de Valois dut être très impressionné.



Henri, duc d'Anjou.
Portrait au crayon par Jean Decourt, Paris, BnF, département des estampes, vers 1570.
Le jeune prince se fait remarquer par son élégance et l'entretien de son apparence.


- A cette époque, lorsque Henri est venu en Pologne, la France était arriérée sur le point de civilisation par rapport à nous, et en termes d'hygiène, à 100%. Chez nous il y avait des toilettes normales et Versailles, qui a été construit plusieurs décennies plus tard (de fait plus d'un siècle plus tard), n'en avait pas. Au Château royal de Cracovie les cabinets de toilette ont surpris le Français, futur Henri III. Au  Château royal de Varsovie, il y avait des salles de bain avec eau courante, et en France, on n’a commencé à se laver à des fins d'hygiène qu'à la fin du XVIIIe siècle. Le premier traité sur l'hygiène militaire a été publié en Pologne dans la seconde moitié du XVIe siècle tandis que le deuxième traité européen n'est apparu que deux siècles plus tard - explique l'historien Radosław Sikora.




Sur Henri de Valois on peut lire dans Wikipédia 

À bien des égards, la culture polonaise a eu une influence positive sur la France. À Wawel, les Français ont été initiés aux nouvelles technologies des installations septiques, dans lesquelles la litière (excréments) était emportée à l'extérieur des murs du château. De retour en France, Henri a voulu ordonner la construction de telles installations au Louvre et dans d'autres palais. D'autres inventions transmises aux Français par les Polonais comprenaient un bain avec eau chaude et froide réglementée, ainsi que des fourchettes à manger.

Il admet qu'il ne connaît pas le problème de la fourchette. Un moment après il se rappelle cependant. Le sujet l'a fasciné, il a parcouru deux volumes de "Précis d’histoire de la culture matérielle en Pologne" de 1978 et a trouvé des informations intéressantes. Elles montrent que du XVIe au milieu du XVIIe siècle, la fourchette en Pologne était en fait inconnue et n'apparaissait que de manière exceptionnelle dans le mobilier des maisons bourgeoises. "Sous le nom, les fourchettes ou les râteaux ne sont connus que dans les descriptions des tables de magnats et royales" – y a-t-on écrit. 

« On ignorait en fait les fourchettes à cette époque-là et seulement de façon exceptionnelle elles apparaissent dans l’équipement de maisons bourgeoises. Sous le nom petite fourches ou petits râteaux, elles sont évoquées dans la description des tables de magnats et royales. Elles servaient à prendre dans les bassins et grands plats pour poser (les mets) dans les assiettes ».

Dans le volume suivant - du milieu du XVIIe au XVIIIe siècle - il a été écrit que les cuillères cessent d'être le type de couverts le plus commun dans les maisons. Les fourchettes entrent - cependant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle - ne sont pas encore très souvent utilisées.

« Au fur et à mesure du temps les cuillères ont cessé d’être le couvert le plus utilisé dans la maison. Le nombre de couverts augmentait, surtout de fourchettes lesquelles, même dans la 2e moitié du XVIIIe, n’étaient pas utilisées si souvent. Au XVIIe Hauteville écrivait que pour une grande réception chaque hôte en Pologne emmène avec lui le couteau, la fourchette et la cuillère car il n’était pas de coutume d’en poser devant la place de chacun. Cent ans plus tard l’astronome Johann Bernoulli, dans ses notes, exprimait le regret qu’il n’avait pas d’autre cuillère que celle pour le thé, car il est impossible de manger avec appétit le meilleur bouillon avec les cuillères en bois. Il a observé que les plus riches Polonais avaient l’habitude, pendant le voyage, de transporter les couverts avec eux car il était difficile d’obtenir les couteaux et les fourchettes ».

Sieur de Hauteville, cité dans le passage ci-dessus, est un noble français qui est resté en Pologne sous le règne de Jean Casimir, soit un peu plus tard, au XVIIe siècle. Dans son récit, décrit dans le livre de Jan Gintel intitulé "Les étrangers sur la Pologne. Relations et opinions", le fragment suivant apparaît également :

« Les Polonais et surtout les gens élégants mangent de façon très convenable et ne touchent jamais les mets avec leurs mains. Ils possèdent une telle habitude dans le partage de la nourriture qu’ils sont capables de diviser la perdrix en 6 portions sans que la fourchette soit ôtée. Quand ils sont à table ils ne pensent à rien d’autre qu’à manger. Les portes alors sont fermées et on ne les ouvre pas avant la fin du festin ».


Elles (les fourchettes) nous sont parvenues grâce à Bona Sforza.



La famille royale (Bona Sforza, Sigismond Ier et leur fils Sigismond), lors de la suspension de la cloche Sigismond à la tour de la cathédrale de Cracovie en 1521. Huile sur toile de Jan Matejko. 1864. Musée national de Varsovie. (composition anachronique car le fils n'avait que 2 ans)


                                                  Bona Sforza en costume de veuve. Vers 1557



Est-ce pourtant la preuve que les Français ont appris de nous ? Les sources étrangères ne se concentrent pas du tout sur les mérites d'Henri de Valois. Ici, la splendeur principale tombe sur Catherine Médicis, sa mère. Elle a été la première à apporter des fourchettes d'Italie en France. Soulignons clairement cela - l'Italie, principalement Venise, était le pays d'où la fourchette s'est propagée dans le reste de l'Europe. C’est de l’Italie qu’en 1518, elle est parvenue en Pologne, probablement grâce à la reine Bona Sforza. C’est de l’Italie qu’elle s’est répandue presque partout.

- Ce sont des nuances historiques. Nous pensons donc que la fourchette a atteint la France plutôt depuis l'Italie et non de la Pologne. Je pense que la source est définitivement en Italie - dit Joanna Paprocka.