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dimanche 26 février 2023

L'Allemagne est le deuxième pays, après la Russie, à porter une responsabilité importante dans la guerre en Ukraine

 

Gazeta Wyborcza : Wolna sobota 23.02.2023


Wiktoria Bieliaszyn : journaliste de "Gazeta Wyborcza", spécialisée dans l'Europe de l'Est. Elle a publié, entre autres dans Polityka, Tygodnik Powszechny, OKO.press, Die Welt, La Repubblica et Meduza




Wiktoria Bieliaszyn s'entretient avec Peter Pomerantsev, un écrivain britannique

Avez-vous appris quelque chose de nouveau sur la Russie au cours de la dernière année ou avez-vous simplement confirmé que vous aviez raison ?

- J'ai consacré de nombreuses années à la recherche et à la description du poutinisme primitif. Je vivais en Russie à l'époque, j'ai donc eu l'opportunité de jouer le rôle d'un documentariste qui observe de près le nouvel ordre. À l'époque, je pensais beaucoup à « Farewell to Berlin » de Christopher Isherwood, un roman sur un Anglais à Berlin au moment où les nazis sont arrivés au pouvoir, car même alors, je pensais que la Russie de Poutine avait une relation étrangement étroite avec la République de Weimar. En écrivant en 2013 « Heart of Strangeness", parfois je ne me faisais pas confiance, car l'ampleur de la ressemblance me paraissait presque incroyable. 

Mais c'était une époque complètement différente.

- Certainement. Les deux premiers mandats de Vladimir Poutine ont été une période où un modèle hybride fonctionnait en Russie, on ne parlait d'aucun totalitarisme. Je me suis demandé si je n'étais pas en train de stéréotyper en essayant de comprendre la Russie à travers le prisme de l'Allemagne nazie, et si je n'inventais pas moi-même ces similitudes. Entre-temps, il s'est avéré que c’étaient les mêmes processus qui ont conduit au développement d'un fascisme puissant et d'une agression. 

Comment décririez-vous ces processus ? 

- L'isolement, le culte de l'humiliation, le sadisme et le masochisme. En Russie, tout se résume à l'humiliation. Et je ne parle pas seulement de l'histoire passée ou de la situation géopolitique, mais aussi de la vie quotidienne. Les Russes ont été humiliés il y a des années dans les goulags et le sont aujourd'hui, dans les bureaux et les services. 

Par la force des choses ils sont naturellement obsédés par l'humiliation des autres en projetant leurs propres traumatismes. Les personnes humiliées ne pensent pas à l'avenir, car elles pensent encore au mal qu'elles ont subi et qu'elles ne peuvent pas accepter. De plus, ils veulent en imposer aux autres, les entraîner dans l'enfer de leur propre psychisme. 





Pensez-vous aux Russes ou à Vladimir Poutine maintenant ?

 

- Poutine a toujours joué le rôle d'un agent double qui humilie ou assume le rôle d'une victime.

Les Russes sont piégés dans un cycle psychologique sadomasochiste. Prenant l'exemple de l'Allemagne nazie, Erich Fromm l'a décrit : l'État vous humilie, mais vous le voulez vraiment, puis vous le compensez par le sadisme. Vous avez été humilié pendant des siècles, alors vous devez aimer ça.

 

Comment est-il possible que vous sachiez tout cela il y a longtemps et que l'Occident n'ait semblé le voir que lorsque les missiles russes ont commencé à détruire les villes ukrainiennes ?

 

- L'Occident n'est pas une entité homogène, mais en ce qui concerne son rôle dans l'invasion russe de l'Ukraine, je suis d'avis que l'Allemagne est le deuxième pays, après la Russie, qui en porte une responsabilité importante. Malgré les événements de 2014, les élites commerciales et politiques allemandes, dont Angela Merkel, ont non seulement soutenu mais aussi élargi les relations avec la Russie. Jusqu'à la toute fin, de nombreux politiciens allemands n'ont pas parlé d' « annexion » de la Crimée, mais de « rattachement », et ils ont qualifié la longue guerre en Ukraine de « guerre civile ». Aujourd'hui, les mêmes personnes s'excusent, admettent qu’elles ont fait une erreur, mais elles n'ont en aucun cas été punies, et je pense que s'il n'y a pas de conséquences juridiques, politiques ou culturelles pour elles, c'est que nous n'avons pas compris cette guerre.

 

Vous devez admettre que cela semble assez idéaliste.

 

- J'ai vécu en Allemagne pendant un certain temps, je parle allemand, je connais cette réalité et je n'ai toujours pas de réponse simple à la question de savoir pourquoi cela s'est produit. Bien sûr, la cupidité a joué un rôle clé, qui a été masquée par une pseudo-idéologie pour faire taire la conscience. Mais ce n'est pas tout. De manière assez schizophrénique, les Allemands ont partagé leur souvenir de la Seconde Guerre mondiale et leur responsabilité. La Russie devint pour eux la conscience qui leur manquait et souffrit un châtiment qu'ils ne pouvaient s'infliger à eux-mêmes. Les Allemands voient dans les Russes la bonne part d'eux-mêmes qu'ils ont perdue pendant la Seconde Guerre mondiale. À mon avis, ils perçoivent les Ukrainiens d'une manière complètement différente. En eux, ils voient la mauvaise part d'eux-mêmes qu'ils associent au Reich. Les Allemands n'ont pas du tout surmonté le traumatisme de la guerre, ce qui est clairement visible dans la culture pop.

 

Voulez-vous donner un exemple ?

 

- L'une des séries allemandes les plus chères sur la Seconde Guerre mondiale. « Nos mères, nos pères » montre, par exemple, des « bons Allemands » et des nazis étrangers qui surgissent soudainement à Berlin et dont les Allemands d'aujourd'hui prennent clairement leurs distances, comme s'ils n'avaient rien à voir avec cette nation. Mais pas seulement. L'action du film se déroule sur le front de l'Est. On voit donc les Russes, un peu sauvages, mais en même temps extrêmement spirituels, ou du moins absous, car ils se vengent justement des crimes du Reich. Et les Ukrainiens qui aident les Allemands dans l'holocauste, et aident les officiers SS avec un tel engagement que même les Allemands sont horrifiés. 

J'ai l'impression que ce traumatisme allemand et le fait que l'Allemagne, contrairement aux apparences, n'a pas encore travaillé sur son expérience, a un grand impact sur l'Europe de l'Est. L'Ukraine n'est pas seulement victime de l'agression russe et de la cupidité allemande, mais aussi du psychodrame allemand.

 

Seulement allemand ?

 

- Allez. La Russie profite également du sentiment d'humiliation ressenti par les Français après la Seconde Guerre mondiale, qui, à leur tour, ne peuvent toujours pas accepter le fait qu'ils ont été libérés par les primitifs, à leur avis, Américains. Et la Russie a toujours aidé la France à oublier son passé désagréable. Nous pouvons analyser la plupart des pays de cette façon. Les Russes, et en particulier les anciens officiers du KGB, sont conscients de ces complexes et faiblesses européens et les utilisent à leur avantage.

 

Pensez-vous que les faiblesses des pays occidentaux que vous pointez peuvent aider Poutine aujourd'hui ?

 

- Je ne pense pas que quiconque connaisse la réponse à cette question aujourd'hui. À mon avis, les gens ont compris qu'on ne peut rien avoir à faire avec Poutine parce qu'il ne tient pas la parole. À Londres et à Washington, l'hypothèse est que la phase active de la guerre se poursuivra jusqu'à ce que les deux parties s'en lassent, puis la guerre froide commencera. Et la principale préoccupation sera de trouver une solution pour assurer la sécurité de l'Ukraine et empêcher la Russie de l'attaquer à nouveau.

 

Et Poutine ?

 

- Malheureusement, mais de plus en plus souvent en Occident, je rencontre la conviction que la Russie ne peut pas être changée, car Poutine contrôle totalement l'État. Ou même que cela n'a pas de sens, et mener des activités, même des informations, n'a pas de sens en raison de la prétendue force du système. Ce n'est pas vrai, car ce système, contrairement aux apparences, n'est pas du tout titanesque. L'Occident, cependant, semble abandonner ; il pense que Poutine aura assez d'argent pour tout, qu'il a des foules de siloviki, un puissant appareil de répression et, en fait, qu'il peut trouver ce qu'il veut pour sa nation. 



C'est triste, mais il est difficile de ne pas avoir l'impression que le monde pense que Poutine peut simplement, s'il le veut, établir une dictature, mettre tout le monde en prison, humilier les gens. Maintenant que les élites occidentales cherchent un accord pour assurer la sécurité de l'Europe de l'Est, la situation à l'intérieur de la Russie n'est pas une priorité pour elles.

 

C'est plutôt anti-européen, étant donné que les droits de l'homme dans un pays donné ne sont pas l'affaire d'un Etat en particulier.

 

- Oui, mais maintenant nous avons affaire aux actions des ambitions de certaines personnes.

 

Le président français Emmanuel Macron veut clairement être l'homme qui mènera à la signature des accords, c'est pourquoi il soutient l'Ukraine et flagorne Poutine en même temps.

 

Orbán a des rêves similaires. Et pas seulement eux. Le fait est qu'aucun d'entre eux ne réfléchit maintenant profondément à l'avenir de la Russie, mais veut seulement un document signé dans leur palais qui sera écrit dans les livres d'histoire. Quel sera son contenu, jusqu'à présent personne n'est particulièrement intéressé.

 

Pouvez-vous imaginer qu'après la fin de la guerre et la signature des accords, Vladimir Poutine ne perde pas le pouvoir et sera traité comme un partenaire politique pour les pourparlers ?

 

– Je ne vois aucun obstacle à ce que Poutine ne s'entende pas avec l'Iran ou le Venezuela. Poutine en parle déjà, il semble conscient qu'il fait partie d'une communauté maléfique alternative. Le président russe insiste constamment sur le fait que la Russie n'a pas besoin de l'Occident. Mais je ne me considère pas comme un expert en la matière. Qui sait, peut-être que son régime s'effondrera tout de suite ? Il y a de l'espoir, mais ne comptez pas dessus.

 

En même temps, vous soulignez que cette absence de plan sur la façon d'influencer la Russie après la guerre n'est pas bonne.

 

- Oui. Mais comparons la situation actuelle à la Seconde Guerre mondiale. Les Britanniques ont soutenu la partie de la société allemande qui ne soutenait pas Hitler, permettant, par exemple, à Thomas Mann de lire des textes sur la démocratie et la liberté en allemand sur la BBC. C'est important parce qu'il doit y avoir quelqu'un qui parle d'une alternative possible. Au fil du temps, cependant, les Britanniques sont devenus convaincus qu'à ce moment précis, ils ne pouvaient pas compter sur une force interne qui démocratiserait l'Allemagne. Il faut y penser, oui, parce qu’on en aura besoin à l'avenir, mais on ne peut pas compter dessus en temps de guerre. Le message principal était de faire comprendre aux Allemands qu'Hitler les avait acculés. Que leurs adversaires étaient forts, unis et n'abandonneraient pas ce combat. Aujourd’hui ce n'est pas le cas.

 

Il semblerait qu'on entend surtout ceci dans les allocutions des présidents des pays occidentaux.

 

- Mais aucun d'entre eux n'essaie de faire passer ce message aux Russes qui sont restés dans le pays. C'est surtout Poutine qui parle des sanctions occidentales contre les Russes. En attendant, il faut leur faire prendre conscience de ce que ces sanctions signifient pour eux, de quoi elles les privent, car le président russe se tait là-dessus, il diminue l'importance de la catastrophe. Nous devons informer les Russes que leurs autorités conduisent le peuple russe dans l'abîme, le privant de son avenir. En Occident, les gens ne semblent pas y penser et ne rien faire, tandis qu'en Russie, la propagande du Kremlin se délecte joyeusement, montrant à ses destinataires le monde dans un miroir déformant.

 

Et en leur disant que l'Occident déteste tout simplement les Russes de manière injustifiée.

 

- Exactement. La plupart des Russes ne comprennent pas que les sanctions ne sont pas un signe de russophobie, comme le leur disent les autorités, mais le résultat des actions du Kremlin. Et ce n'est pas tout. Le Kremlin cache ou déforme beaucoup d'informations aux yeux des Russes. Nous pouvons les utiliser pour affaiblir ce système, par exemple en faisant prendre conscience à des segments de la société comment et dans quelle mesure les autorités russes les exploitent au nom de la poursuite de leurs propres intérêts. Le système Poutine est composé de 5 à 10 millions de personnes : l'armée, les fonctionnaires de l’administration, des structures du pouvoir, etc. Chacun de ces groupes a aussi ses propres intérêts actuels et passés. Grâce à cela, nous pouvons éloigner ces gens du Kremlin.

 

Et les dissidents russes ?

 

- Je pense qu'aujourd'hui il est plus nécessaire de travailler avec des gens qui sont restés en Russie, qui comprennent la situation réelle. Et avec ceux qui créent ce système, mais au nom de la réalisation de leurs objectifs égoïstes, ils sont prêts à changer de front.

 

Comment le voyez-vous, considérant que dans une situation de danger, comme c'est ainsi, que l'OTAN est montrée aux Russes par la propagande, la nation se consolide autour du chef ?

 

- Le niveau du récit des autorités russes est très primitif, car il se résume à des thèses éculées telles que : "il y a un ennemi", "nous sommes ensemble", "notre nation l'emportera". Un travail purement informatif et de sensibilisation doit être fait, en partant de zéro.

 

Chaque Russe doit d'abord comprendre que la propagande ment, que ce n'est pas l'OTAN qui a attaqué la Russie, mais la Russie qui a attaqué l'Ukraine.

  

Les Ukrainiens essaient de le faire, bien qu'ils aient peu de moyens. Cependant, ce n'est pas sans raison qu'ils essaient d'atteindre les soldats russes et leurs familles ou piratent les chaînes de télévision d'État pour montrer au moins une partie du discours de Zelensky. L'Occident s'en fiche parce qu'officiellement ce n'est pas sa guerre.

 

Vous parlez du rôle de la propagande, mais en même temps, nous voyons que la société russe n'est pas du tout pro-guerre et agressive, mais passive. La propagande est-elle vraiment responsable de l'état de la société russe, ou le problème est-il plus profond ?

 

- Vous avez raison. La propagande n'impose rien de nouveau aux gens, mais ne travaille qu'avec ce qui est déjà là. La façon dont les Russes gèrent cette guerre leur convient. Ils ont toujours été convaincus qu'ils n'ont aucune force d’intervention et aucune influence sur les actions de leurs autorités, donc dans une situation comme aujourd'hui, ils n'ont pas à se sentir responsables. Quelqu'un l'a fait pour eux.


Croient-ils à la propagande ?

 

- Je vais répondre par un exemple. En 2014, le Centre Levada a mené une enquête : "Pensez-vous qu'il y a des soldats russes à Donetsk ?" Et le répondant a demandé : "Mais officiellement ?" Je ne crois pas que les gens soient complètement sans volonté. Je pense que les gens sont actifs, donc responsables. S'ils ne veulent pas prendre leurs responsabilités, ils font aussi un choix. S'ils se laissent hypnotiser, ils font aussi un choix. Entre autres parce que c'est psychologiquement plus pratique. Les gens vivant dans un monde créé par les médias d'État russes sont beaucoup plus heureux que ceux qui sont sceptiques à l'égard du Kremlin. C'est plus facile de vivre dans un tel monde. 

Bien sûr, je connais des Russes qui sont très conscients politiquement et qui, à un niveau très personnel, se sentent responsables de cette guerre. Et ils ressentent une profonde honte. Fait intéressant, les sentiments de responsabilité et de honte sont profondément liés au sentiment d'être indépendant et actif. Admettre que vous êtes responsable, c'est vous respecter et avoir une haute estime de soi. 

Mais il est aussi possible de travailler avec une société passive, d'autant plus qu'aujourd'hui Poutine a besoin d'une société mobilisée, prête à assumer la douleur et le sacrifice.

 

Cela ne fonctionne pas très bien.

 

- Poutine exige beaucoup plus du peuple russe que jamais auparavant. Une société passive est capable de contribuer à la chute d'un régime. Nous l'avons vu à la fin de l'URSS, quand les gens s'en fichaient : ils sabotaient le travail, volaient sur les lieux de travail et ne s'occupaient que de leurs affaires privées. 

Pour affaiblir le régime, les Russes peuvent être atteints de bien des manières, à commencer par les questions du vivant, c'est-à-dire ce dont eux, les personnes convaincues de leur propre impuissance, sont les plus proches. On peut joindre les soldats russes et leurs familles pour exiger que les autorités leur versent les prestations promises ; nous pouvons influencer les hommes d'affaires de Kaliningrad pour exiger plus de droits et de secours, car les sanctions les ont particulièrement touchés. Je ne dis pas que la politique d'information résoudra tous les problèmes, mais elle est nécessaire. Grâce à cela, nous vivrons peut-être pour voir le moment où, disons, Sergueï Kirienko entre dans le bureau de Poutine malade et dit : "Vladimir Vladimirovitch, vous devez changer de perspective".

 

Vous faites des recherches sur la propagande depuis des années. Comment celle du Kremlin a-t-elle changé ?

 

- Depuis 2014, toute la propagande s'est focalisée sur le mécanisme du sadomasochisme. On dit aux Russes depuis des années qu'ils doivent souffrir au nom d'une grande idée, alors ils rationalisent la douleur et l'humiliation. Et puis ils compensent ces sentiments par le sadisme et la violence. Dans la propagande du Kremlin, il n'y a plus de drame intellectuel et de variété de récits qui ont conduit à la confusion complète des Russes. Nous avons affaire à la fixation de contenus agressifs, répétés à l'infini, dont le but est d'identifier le citoyen à l'État. C'est bon marché et grossier, mais ça marche, pas seulement en Russie, même si les psychanalystes décrivent ces mécanismes depuis cent ans.

 

Les experts admettent que la propagande du Kremlin, malgré son apparente maladresse, est aussi très efficace en Occident. Maintenant, cependant, il est difficile de parler de son succès ?

 

- Je ne dirais pas que ça ne marche pas du tout, ça utilise juste des mécanismes différents.

 

Nous avons observé les efforts de la propagande, qui a essayé de convaincre, avant tout, les soi-disant Européens ordinaires que cette guerre n'est tout simplement pas rentable pour eux. Littéralement. Des messages leur ont été envoyés : « Les prix vont baisser s'il n'y a pas de sanctions. » Tout cela a été fait pour que le public fasse pression sur ses autorités et conduise à la paix avec l'Ukraine, mais dans des conditions défavorables.

 

Aujourd'hui, la propagande du Kremlin tente d'intimider l'Occident. Les autorités russes communiquent à l'Occident qu'elles ne se soucient pas des conséquences à tel point qu'elles sont prêtes à commettre ouvertement des crimes de guerre ou un génocide.

 

La théorie de la folie ?

 

- Sans aucun doute. Les autorités russes essaient de dire à l'Occident qu'elles sont si méchantes et cruelles qu'il vaudrait mieux que l'Occident se rende, car le Kremlin n'a rien à perdre. A quoi bon les problèmes pour lui (Occident) ? Les organisations de gangsters fonctionnent exactement de la même manière.

 

Vladimir Poutine dit presque directement à l'Occident que l'Ukraine ne gagnera pas de toute façon, parce qu'il a des armes nucléaires, il est impitoyable et ne se soucie pas des pertes que la Russie devra subir pour atteindre son objectif. C'est l'Occident qui calcule, s'inquiète de ses choix ou de ses pertes. Et nous, dit Poutine, on s'en fout. Nous n'avons pas peur de la mort. Nous aimons la mort.

 

Et ça fonctionne ?

 

"Pour l'instant, nous tenons bon, mais laissez-moi vous rappeler que nous ne sommes qu'au milieu de cette guerre. Encore loin de la fin.

 

Dans le contexte de la Russie d'aujourd'hui, nous nous rappelons maintenant souvent le Reich d'Hitler, et dans le contexte de la guerre, la Seconde Guerre mondiale. Quelle est la validité de ces comparaisons ?

 

- Je vois beaucoup de convergences dans la propagande et son modèle psychologique, la culture de l'humiliation, mais n'oublions pas des différences importantes qui me paraissent encore plus intéressantes. L'idéologie d'Hitler se résumait à se purger de tout ce qui n'était pas allemand, alors que celle de Poutine, au contraire, veut tout absorber et le rendre russe. Les Allemands disaient aux étrangers qu'ils étaient inférieurs parce qu'ils n'étaient pas Allemands. Les Russes disent aujourd'hui aux Ukrainiens qu'ils ne sont pas Ukrainiens mais Russes.

 

Vous êtes né à Kiev, mais avez passé la majeure partie de votre vie en Grande-Bretagne. La guerre a-t-elle affecté votre identité d'une manière ou d'une autre ?

 

- Mes parents ont quitté l'URSS quand j'avais neuf mois. J'ai grandi en Grande-Bretagne. Je me sens comme un Londonien. Du matin au soir, je lis les nouvelles en anglais. Mais oui, quelque chose a dû s'éveiller en moi, même si je ne peux pas dire que je suis Ukrainien ou que j'ai le droit de parler en leur nom. Au contraire, je considère qu'il est de mon devoir de leur donner la parole. Aujourd'hui, nous sommes tous liés à l'Ukraine, car il y a une guerre en cours pour notre avenir à tous. Les Ukrainiens se battent pour l'avenir de la démocratie. C'est pourquoi aujourd'hui nous sommes tous un peu Ukrainiens.

 

Certainement vous avez remarqué un changement dans la perception de l'Ukraine en Occident. Comment la voyez-vous ?

 

- La prise de conscience de ce qu'est l'Ukraine est en croissance depuis 2014. Plus tôt, quand j'ai mentionné que j'étais né à Kiev, on m'a souvent demandé si c'était en Russie. La situation a changé. Aujourd'hui, l'Ukraine est un État héroïque. Je peux voir que l'Occident, si polarisé après tout, est inspiré parce que les Ukrainiens sont si solidaires. L'image dans laquelle nous voyons les soins et les efforts conjoints d'une grand-mère, d'un oncle, d'un médecin, d'un soldat, d'un enseignant et d'un politicien est quelque chose que nous n'avons pas vu depuis longtemps. Je pense que beaucoup ont réalisé à quel point les divisions existantes sont artificielles.

 

dimanche 5 février 2023

La Pologne, patrie des Allemands. Ils nous ont appris à écrire et à lire. Ils ont offert le latin et le christianisme

Gazeta Wyborcza.   Magazine: Ale Historia    12.06.2021

Andrzej Romanowski 



Le chancelier de la République fédérale d'Allemagne, Helmut Kohl, et le premier Premier ministre polonais non communiste d'après-guerre, Tadeusz Mazowiecki, ont fait un geste symbolique de réconciliation entre les deux nations lors d'une messe de campagne à Krzyżowa près de Świdnica. (Photo : Adam Hawalej/PAP)


Nous ne devons autant à personne qu'aux Allemands. Ils (nous) ont offert le latin et le christianisme. Grâce à eux, nous sommes entrés en Europe au moins deux fois : il y a plus de mille ans et tout récemment. L'histoire polonaise doit être encadrée dans une boucle allemande - et européenne.

 

Breslau, Oppeln, Gleiwitz, Waldenburg, Glatz, Hirschberg, Grünberg in Schlesien, Landsberg, Stettin, Stolp, Kolberg, Osterode, Lyck, Lötzen, Angerburg… Soit : Wrocław, Opole, Gliwice, Wałbrzych, Kłodzko, Jelenia Góra, Zielona Góra, Gorzów Wielkopolski, Szczecin, Słupsk, Kołobrzeg, Ostróda, Ełk, Giżycko, Węgorzewo… Ce sont les Territoires de l'Ouest et du Nord : près de 40% de la Pologne actuelle. "Territoires récouvrés". Encore il y a 75 ans ils étaient allemands.

On peut aller plus loin. Posen, Gnesen, Kesselberg, Danzig… On s'indignera : c'est bien le territoire polonais ! Et Poznań et Gniezno sont le berceau de l'État polonais ! C'est vrai, mais Posen/Poznań est aussi la ville de Paul Hindenburg, Kesselberg/Jarocin - la ville de la chanteuse Elisabeth Schwarzkopf, et Danzig/Gdańsk - la ville d'Arthur Schopenhauer et de Günther Grass.

 

Et voici le partage polonais de la Prusse - c'est ainsi que l'historiographie allemande du XIXe siècle a écrit sur la paix de Toruń. En 1466, la Pologne comprenait des villes fondées par l'Ordre Teutonique, dont la capitale Marienburg (la ville de Marie, transformée sans âme en Malbork), ou Frauenburg (la ville de [Notre] Dame, Castrum Dominae Nostrae, transformée sans âme en Frombork). De telles transformations ont été faites par les Polonais - soi-disant "les seuls défenseurs de Marie"... Le reste de la Prusse, y compris Königsberg (Montréal, Królewska Góra, du nom du roi tchèque Přemysl Otakar II), est devenu un fief polonais.

 

Cependant, alors que Gdańsk, ainsi que la bourgade où les chevaliers teutoniques ont fondé Toruń (Thorn), faisaient autrefois partie de la Pologne des Piast, c’est la Varmie que les chevaliers teutoniques ont conquise en Prusse païenne. Dans tous les cas, la Prusse royale et la Prusse ducale étaient déjà allemandes au XVe siècle. La participation de la Prusse au premier partage de la Pologne en 1772 serait donc une revanche sur le partage de l'Etat de l'Ordre d'il y a 300 ans.

 

La sortie des ornières

 

Nous scandalisons-nous ? Il n'y a que dans l'historiographie nationaliste que tout est simple et noir sur blanc. L'histoire humaine est complexe et l'historien doit l'aborder sous différents angles. Cependant, il ne doit pas porter de jugements moraux - il est seulement censé connaître, comprendre et interpréter les sources. Mais même si vous n'êtes pas historien, vous devez être capable de sortir des ornières établies.

 

Quelles sont ces ornières ? Il y en a plus dans les relations polono-allemandes que partout ailleurs. Le terme Drang nach Osten (poussée vers l'est) fonctionne comme un terme pour l'impérialisme allemand, bien qu'il se réfère à la colonisation allemande médiévale, dont la Pologne (et d'autres pays) n'était pas une victime mais un bénéficiaire. Il convient de noter, cependant, que les Allemands voient également le polonais (et slave) Drang nach Westen (la poussée vers l'ouest) du XXe siècle. Parce que même si pendant la Première Guerre mondiale l'armée allemande a atteint Kiev, elle a dû battre en retraite rapidement, et si loin que les gouvernements polonais, après 150 ans, sont retournés en Grande-Pologne et en Poméranie orientale, même dans un morceau de la Haute-Silésie, qui n’avait pas appartenu à l'Union polono-lituanienne avant les partages. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont atteint Stalingrad, mais après avoir perdu, ils ont dû se retirer encore plus loin, tandis que les Polonais ont obtenu non seulement tout l'Oberschlesien (Haute-Silésie), mais aussi la Niederschlesien (Basse-Silésie), ainsi que la Pommern (Poméranie) et l’Ostpreussen (Prusse orientale).

 

Comme toute nation, nous sommes des invités sur notre terre. La Pologne d'aujourd'hui était autrefois habitée par divers peuples : tribus de culture lusacienne (l'une d'elles a construit un village à Biskupin au VIIIe siècle avant J.-C.), Celtes, Goths, Gépides, Ruges, Vandales, Burgondes... Dans "Histoire de la culture européenne", Wojciech Lipoński rappelle le poème en vieil anglais "Widsith", dont l'auteur anonyme écrit sur les "Goths de la Vistule" défendant la Vistule contre les Huns. Les Slaves ne sont venus ici qu'au 6ème siècle, ou peut-être plus tard. Est-ce que le slave Drang nach Westen était au début de notre préhistoire ? Tout est flou et tout est relatif. Après ces peuples anciens, le nom : Vistule, est resté. Au 20e siècle, Sholem Asch dira : « La Vistule me parle en juif ».

 

Que dit la Vistule (Wisła) ?

 

Nous n'avons aucune humilité ni envers le passé ni envers les autres. Nous mesurons tout avec la mesure polonaise. Comme si nous criions encore : "nous l'avons juste mérité !" Alors adoptons, ne serait-ce que dans cet article, l'attitude de... la contrariété. Pour l'équilibre. Acceptons-le face à l'anti-germanisme primitif des dirigeants polonais d'aujourd'hui, face aux caricatures d'Angela Merkel en uniforme SS et aux cris d'Andrzej Duda que "l'Allemagne veut nous élire le président". Il faut ouvrir le passé polonais avec une clé allemande.



L'opinion selon laquelle Mieszko I a été baptisé en 966 par les Tchèques est plutôt fausse, car il n'y avait pas d'évêché à Prague à cette époque. Très probablement, le christianisme nous est venu de Ratisbonne, c'est-à-dire d'Allemagne. La deuxième date importante est l'an 1000, lorsque l'empereur allemand Otto III (sur le trône à droite) a fait un pèlerinage au tombeau de saint Adalbert à Gniezno. Le baptême et la rénion de Gniezno sont des jalons dans l'intégration de l'État Piast à la civilisation européenne. A gauche : Rome, Gaule, Germanie, Sclavinia (pays slaves), personnifications des peuples d'Europe rendant hommage à l'empereur. Les illustrations proviennent de l'évangile d'Otton III, daté d'environ 1000. Phot. domaine publique

 

Mais est-ce juste pour l'équilibre ? La raison est plus profonde et douloureusement substantielle. Nous ne devons tant à personne d'autre qu'aux Allemands ! Ils nous ont appris à écrire et à lire. Ils nous ont donné leur langue : le latin, car au Xe-XIe siècle, lorsque la Pologne a été baptisée, ils écrivaient presque exclusivement en latin - l'époque de l'État des Francs, où ils écrivaient également en vieux haut allemand, appartient au passé. Les instituteurs des Polonais slaves étaient également les Tchèques slaves, mais (contrairement aux mythes encore répandus) la Pologne n'a pas reçu le christianisme de Bohême, qui n'avait pas encore d'évêché (apparu à Prague en 973), elle le reçut aussi (à partir de 929, et enfin à partir de 950) devint un fief de l'Empire. Il est également absurde de dire que Mieszko a été baptisé depuis la Bohême pour ne pas être baptisé depuis l'Allemagne ! Quel que soit l'endroit où il (le baptême) eut lieu (à Magdebourg ? Quedlinbourg ?), le christianisme nous est probablement venu de Ratisbonne allemande, car l'évêché le plus proche se trouvait là. Dès 845, 14 princes tchèques se rendirent à Ratisbonne, à la cour du roi des Francs, Louis le Germanique, pour demander le baptême. Notre Mieszko les a-t-il suivis 120 ans plus tard ?

 

Le Moyen Âge ne connaissait pas le concept d'ethnicité. Quand on parle des expéditions des margraves, rois et empereurs allemands vers les terres polonaises, il faut se rappeler que la Pologne est entrée en Europe par l'Allemagne. Ce Mieszko Ier était appelé "l'ami de l'empereur" ("amicus imperatoris"). Qu'il a épousé la tchèque Dobrawa puis l'allemande Oda. Qu'avec la chevalerie allemande, il a combattu en 985 et 986 les Vélètes slaves. La solidarité chrétienne, et non ethnique, a été décisive dans la lutte contre les païens.

 

D'autre part, le duc Bolesław le Brave, également parti en 995 avec les Allemands contre les païens, épousa son fils Mieszko (plus tard Mieszko II) avec Richezza, petite-fille de l'empereur Otton II, nièce d'Otton III. C'est grâce aux Allemands que la famille princière puis royale polonaise entre dans les salons d'Europe, dans le cercle de l'élite christianitatis. À tous les niveaux - de la culture matérielle, promue par Richezza, et de la culture spirituelle, diffusée par le clergé allemand - l'Allemagne a été notre maître et notre guide. Malheureusement, parfois contre nous-mêmes.

 

En regardant l'histoire polonaise d'un point de vue d'oiseau, on peut voir comment un autre PiS apparaît en Pologne tous les quelques centaines d'années et - sous divers masques et slogans - détruit notre européanité. On peut sympathiser avec le sort des sujets de Bolesław le Brave, qui supportent les coûts de sa politique impérialiste, mais la réaction païenne qui a lieu à l'époque de Mieszko II et de Casimir le Restaurateur), puis la rébellion des puissants - c'est-à-dire, après tout, l'opposition polonaise à l'Europe de l'époque : le choix de sa propre tradition, sa propre barbarie, manifestation du conservatisme contemporain. Cela a dû conduire au chaos, à la disparition de l'autorité centrale et à la désintégration de l'État. Et les Allemands nous sauvent encore ! La reine Richezza, en utilisant le titre de "reine de Pologne" ("Regina Poloniae") jusqu'à la fin de sa vie, l'empereur Conrad II, en attribuant 500 chevaliers à son fils (à elle), Casimir, qui rentrait au pays...

 


Carte postale de propagande émise par les autorités allemandes à l'occasion de l'annonce en 1916 du soi-disant acte du 5 novembre, par lequel l'empereur Guillaume II annonça la résurrection du royaume de Pologne. Phot. domaine publique


L'exemple du XIe siècle ne fait pas exception. Au XXe siècle, les Allemands et les Autrichiens ont publié un acte le 5 novembre 1916, qui est devenu le début de la Deuxième République polonaise (bien qu'il proclamait officiellement  le royaume). Le baiser de paix à Krzyżowa (Kreisau) en Silésie en 1989, entre le Premier ministre Tadeusz Mazowiecki et le chancelier Helmut Kohl, marque le début de la Troisième République. Immédiatement après, est venue l'idée du Triangle de Weimar, reliant la Pologne à l'Allemagne et à la France, et l'incluant ainsi - comme à l'époque d'Otton III - dans l'héritage civilisationnel de Charlemagne. A partir de ce moment, l'Allemagne entraîne la Pologne dans les communautés européennes et l'OTAN. Elle avait un intérêt à cela - après ses expériences de guerre, elle ne voulait pas être le flanc oriental du Pacte. Le fait est, cependant, que les intérêts de la Pologne et de l'Allemagne étaient très souvent convergents.

 

Les avantages de la germanisation

  

L'histoire polonaise doit être saisie dans une boucle allemande - et européenne. A partir de la seconde moitié du XIe siècle, l'allemand redevient la langue d'écriture. A cette époque, il y a une augmentation démographique au bord du Rhin et de la Weser et les Allemands de l'Ouest, à la recherche de nouveaux espaces, s'installent dans les régions de l'Allemagne de l'Est, y compris dans les régions slaves nouvellement conquises et dépeuplées entre l'Elbe et l'Oder. Jusqu'à lors, l'expansion allemande dans ces régions était politique et consistait en la propagation (généralement sanglante) du christianisme, mais là, le vrai Drang nach Osten a commencé. Les colons de Saxe, de Thuringe et de Bavière ont apporté avec eux divers dialectes de la langue allemande à l'oral et à l'écrit. Ils se sont rapidement déplacés vers l'est et déjà à la fin du XIe siècle, ils ont traversé l'Oder.

 

Pour le souverain médiéval, les plus précieux étaient les personnes qui lui apportaient des bénéfices. C'est pourquoi le duc de Silésie Henri le Barbu a fait venir des colons d'Allemagne, par ex. mineurs d'or qui ont fondé la colonie de Goldberg, l'actuelle Złotoryja. Sur la photo : Une carte postale du XIXe siècle avec Wilcza Góra près de Złotoryja.  Phot. domaine publique

 

Bolesław le Long, qui a régnait en Silésie, et après lui son fils, Henri le Barbu, ont attiré des artisans et des marchands dans leur pays. Déjà en 1211, à la place de la colonie de mineurs d'or allemands, la ville de Goldberg, aujourd'hui Złotoryja, a été créée - selon le droit de Magdebourg. En 1217, apparaît Löwenberg in Schlesien, l'actuel Lwówek Śląski. Les nouveaux arrivants allemands ont fondé Neumarkt in Schlesien, l'actuelle Środa Śląska, selon le droit flamand, mais en 1235 ce droit y a été remplacé ici par le droit de Neumakt - une variante de celui  de Magdebourg, obtenu à la suite d'une "instruction", reçue de la ville de Halle. Bolesław le Long et Henri le Barbu, et donc le petit-fils et l'arrière-petit-fils de Bolesław III Bouche-Torse, ont commencé le travail de germanisation de la Silésie, qui fut bientôt visible à la cour d'Henri le Juste à Wrocław (Vratislavie), où la langue moyenne supérieure allemande était introduite. Le dernier héritier de la dynastie, Jerzy Wilhelm (Georges Guillaume), duc de Brzeg, Legnica et Wołów, décédé en 1675, signait comme Georg Wilhelm von Brieg, Liegnitz und Wohlau... Peut-être vaut-il la peine d'être prudent avant de commencer à louer la Pologne des Piast ?

 

Après l'invasion mongole de 1241, qui laissa des cendres et tua le fils d'Henri le Barbu, Henri le Pieux près de Legnica, la colonisation allemande devint le seul salut pour la Silésie. Déjà en 1242, Wrocław-Wrotizla était régie par le droit de Magdebourg. La Petite Pologne est également devenue le théâtre de ce progrès civilisationnel.


A l'appel du duc de Cracovie et de Sandomierz, Bolesław le Pudique, trois Silésiens - Gedko dit Stilvoyt, Jakub de Nysa et Dytmar dit Wolk - délimitèrent en 1257 une place de marché à la périphérie du faubourg de Wawel et des rues perpendiculaires à celle-ci. Nous ne savons pas quelle langue ils parlaient, mais on sait qu'après l'adoption du droit de Magdebourg, Cracovie se mit bientôt à parler et à écrire en allemand. Germanisation ? Comme en Silésie ? Oui, sans aucun doute. Sans elle, cependant, il n'y aurait pas de Cracovie - une place du marché impressionnante, qui est restée le centre de la ville après tant de siècles. Il n'y aurait pas de culture de Cracovie, car grâce au fait que la Cracovie médiévale était en fait une ville allemande, elle pouvait s'appuyer sur la civilisation allemande, et à travers elle – sur l’européenne.

 

D'où vient Łańcut ?

 

Ce n'est pas un hasard si, au XVe siècle, le conseil municipal (de Cracovie ) a commandé un autel pour l'église Sainte-Marie à un sculpteur de Nuremberg nommé Veit Stoss (Wit Stwosz). Ce n'est pas un hasard si Kasper Straube, Kasper Hochfeder, Johann Haller, Florian Ungler et Hieronim Wietor sont venus à Cracovie à cette époque, inculquant ici la connaissance de l'invention allemande - l'imprimerie. Quand plus tôt, au 14ème siècle, le roi Casimir le Grand menait une guerre pour la Ruthénie, les colons allemands suivaient ses troupes. La Pologne, l’avant-poste de la civilisation latine et germanique, prenait greffe désormais dans le cercle de la culture aux racines byzantines. En 1356, selon le droit de Magdebourg, a été fondée Léopol.

 

Une estampe montrant la création d'un village de 'Le Miroir saxon' vers 1300. Photo domaine publique

 

Nous héritons de tout cela, même si nous ne le savons pas. Nous ne savons pas qu'un nom tel que Grybów ne vient pas d'un champignon (grzyb en polonais), mais de Grünberg (Zielona Góra !) - une ville fondée selon le droit de Magdebourg par des colons allemands de Silésie. Que Nowy Sącz - Neu Sandez - a été fondé en 1292, par le roi tchèque Venceslas II immédiatement après l'occupation de la Petite Pologne, par les bourgeois allemands. Le premier maire de Nowy Targ (à l'origine Neu Markt) était un certain Günter. Łańcut  (à l'origine Landshut) a été fondée en 1349 par des nouveaux arrivants de la ville du même nom en Bavière. Les villages allemands de Helwigau (Helwigeshow, maintenant Albigowa) et Markhof (maintenant Markowa) ont été établis autour de cette ville. À Albigowa, la langue allemande a été préservée jusqu'à la première moitié du XVIIIe siècle, et à Markowa des noms de famille allemands tels que Bytnar, Szpunar, Szpytma, Ulma (on se souvient de la famille Ulma, qui a donné sa vie pour avoir caché des Juifs pendant l'occupation allemande) ou Teichmann (on se souvient du ministre communiste de la Culture, Józef Tejchma). 


La langue polonaise s‘est imbibée de mots allemands, faisant surtout référence à la ville, tels que burmistrz, gmina, sołtys, wójt, ratusz, rynek, plac, jarmark. (maire, commune, chef de village, chef de commune, hôtel de ville, place du marché, place, foire). Mais aussi tels que taniec ou szlachta (la danse ou  la noblesse). Et comme des notions générales : respect, courage, destin. En dehors du latin, aucune autre langue n'a laissé sa marque aussi profondément sur la langue polonaise. Sait-on que ces deux langues ont été introduites en Pologne par les Allemands ?

 

La polonisation bénéfique

  

Le Moyen Âge ne connaissait pas le concept d'ethnicité, mais nous le savons - parfois trop bien. En tant que Polonais, je me sens mal à l'aise de voir que nous avons tacitement polonisé des centaines d'Allemands présents dans la vieille culture polonaise. On se souvient : un festin chez Wierzynek. Mais le nom de son hôte n'était pas du tout cela - c'était Nikolaus Wirsing. On se souvient : Mateusz de Cracovie, organisateur en 1400 de l'Académie de Cracovie. Mais ce célèbre théologien latin en Europe était professeur aux universités de Prague et de Heidelberg, évêque de Worms et futur cardinal, et sa langue était l'allemand. Parce que si quelqu'un était "de Cracovie" à cette époque, c'était un Allemand, un homme de langue allemande. Ce fut le cas au moins jusqu'au début du XVIe siècle - ce n'est qu'en 1537 que les sermons allemands cessèrent d'être prêchés dans l'église Sainte-Marie.

 

On ne sait pas pourquoi  Hans von Baysen, qui en 1454 a cédé la Prusse à Kazimierz Jagiellończyk, a été rebaptisé Jan Bażyński. Ou pourquoi les gens des XVe et XVIe siècles, comme Jan de Głogów, Wawrzyniec Korwin ou Andreas Schoneus, sont appelés « Silésiens », sans ajouter qu'ils étaient des Silésiens germanophones, et leurs noms de famille étaient : Schelling, Rabe et Schon. Le poète du XVIe siècle Paweł de Krosno s'appelait Procler (Paulus Crosnensis Ruthenus) et, selon les normes actuelles, il était un représentant de la minorité allemande de Podkarpacie. Ces personnes, écrivant en latin, fonctionnent dans l'histoire et la littérature polonaises comme des Polonais - à juste titre, car ils étaient sujets du roi polonais, mais aussi à tort, puisque nous mettons leur germanité entre parenthèses.

  

Dans la Couronne du Royaume de Pologne, la germanité était quelque chose que l'on pourrait appeler "couleur de la polonité". Lorsque, après la guerre de Treize Ans, une partie des terres de l'Ordre Teutonique devint une partie de la Pologne, la culture et la langue allemandes ne pouvaient pas disparaître. À partir du XIIIe siècle, les villes locales s’organisent en vertu du droit allemand : d'abord celui de Magdebourg, à partir de 1233 celui de Chełmno (de Kulm), et en partie de Lübeck). Johann von Höfen, poète latin et diplomate polonais, était à la fois Polonais et Allemand (il vaudrait mieux dire : Polonais et Prussien), et comme il venait de Gdańsk, signait Dantiscus (polonisé en Dantyszek). Nicolaus Copernicus était aussi un Polonais et un Prussien - il avait des racines silésiennes et cracoviennes, c'est-à-dire dans les deux cas, allemandes. Cependant, il a toujours été un sujet fidèle du roi polonais - comme au tournant des années 1520 1521, lorsqu'il préparait Olsztyn (Allenstein) de Varmie à la défense contre les chevaliers teutoniques, lui aussi, il écrivait exclusivement en latin.

 

Martin Opitz (1597-1639), poète de Bolesławiec (Bunzlau) et secrétaire du roi Władysław IV. Phot. domaine publique


Mais il y avait aussi des Allemands en Pologne qui écrivaient en allemand, par exemple le remarquable poète du baroque allemand, Martin Opitz. Né en Silésie, à Bunzlau sur Bóbr (c'est-à-dire à Bolesławiec, Brunzel en silésien), il devint à la fin de sa vie le secrétaire et historiographe de Władysław IV et écrivit des panégyriques allemands en l'honneur du monarque polonais. Montrée dans les livres du prof. Edmund Kotarski, la poésie occasionnelle de Gdańsk du XVIIe siècle était également écrite en allemand, parfois en latin et exceptionnellement en polonais ; elle abondait également en panégyriques en l'honneur des souverains de Pologne, en particulier Jean III Sobieski. Des poèmes allemands, mais aussi latins et polonais ont également été écrits à Königsberg au XVIIe siècle : ils ont été écrits, entre autres, par Christophe Kaldenbach.

 

Jan Heweliusz (1611-87), habitant de Gdańsk, l'un des astronomes européens les plus célèbres. ¨Phot. domaine publique

 

Un bourgeois de Gdańsk, Abraham Höwelcke (Hewelke), a décidé que son fils, Johann, devrait apprendre le polonais, alors il l'a envoyé à Grudziądz pour étudier. Au XVIIe siècle, Johann, qui écrivait en latin, et donc connu sous le nom latinisé de Jan Heweliusz, devint l'un des astronomes européens les plus célèbres : chercheur de la Lune, découvreur de neuf comètes et de sept constellations (dont une qu’il a appelé Scutum Sobiescii - Bouclier de Sobieski). A la fin du siècle, un autre habitant de Gdańsk, Wincenty Lengnich, un marchand, envoie également son fils Gottfried apprendre le polonais, cette fois-là à Gniew. Déjà au XVIIIe siècle, Gottfried Lengnich publiait l'œuvre latine "Historia Polona" et la synthèse allemande "Geschichte der preussischen Lande". Il n'écrira pas en polonais, mais dans les années 1718-19 il publiera le périodique allemand "Polnische Bibliothek" à Gdańsk.

 

Et c'est la Pologne

 

Vers quoi allait la Pologne ? – pour rappeler le titre du livre (condamné par les communistes après la IIe GM) d'Artur Górski d'il y a cent ans. Il y a des siècles, ce pays attirait des milliers d'Allemands et de non-catholiques. Le duché de Prusse, premier État luthérien depuis 1525, le devint par la volonté du roi catholique polonais. Et Gdańsk, précédemment incorporée à la Couronne, est devenue sa ville la plus fidèle. Lorsque pendant le "Déluge", presque toute la Pologne s'est rendue aux Suédois, deux centres se sont défendus avec succès : la catholique Jasna Góra au sud, la protestante et l'allemande Gdańsk au nord. Même après la signature du deuxième partage en 1793, Gdańsk n'a pas permis aux Prussiens d'entrer dans ses murs pendant quatre semaines. L'avenir sous la domination prussienne était si intimidant pour la famille locale Schopenhauer qu'ils ont déménagé à Hambourg. Arthur Schopenhauer avait cinq ans à l'époque.

 

Des Allemands latinophones et germanophones... Mais il y avait aussi des polonophones : polonisés, voire des Polonais d'origine allemande. Surtout dans la Grande Pologne et la Petite Pologne ( il est difficile d’en parler dans la Silésie actuelle, avec sa nouvelle population ) chaque Polonais a au moins une goutte de sang allemand. Tout comme le général Józef  Bem, héros de Pologne et de Hongrie, descendant d'un sellier de Silésie Świdnica (Schweidnitz). Comme chez Józef  Dietl, premier président de la Cracovie autonome, fils d'un fonctionnaire autrichien, mais patriote polonais passionné. Comme on peut le voir chez Jan Bytnarz "Rudy" (Roux), un héros de la lutte d'occupation de Varsovie avec les Allemands, descendant probablement de colons allemands qui se sont autrefois installés à la frontière polono-ruthène.

 

Samuel Gottlieb Linde est né à Toruń en 1771 dans une famille luthérienne de bourgeois allemands ; en 1803, il s'installe à Varsovie, change son deuxième prénom en Bogumił et commence à travailler sur le Dictionnaire de la langue polonaise - un travail inégalé jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle. Avec Oskar Kolberg et Karol Estreicher, la diligence allemande combinée à l'amour pour la Pologne montré dans leurs œuvres monumentales, complétées et élaborées à ce jour : dans "Gens" de Kolberg et "Bibliographie polonaise" d'Estreicher. Le fils d'un Allemand polonisé de Varmie, Franz Pohl, était un poète romantique polonais, Wincenty Pol - un panéliste de la petite noblesse d’épée. Et d'un morceau de l'ancien État des chevaliers Porte-Glève, d'un bout de la Livonie polonaise, au moins deux noms fonctionnent comme un symbole de patriotisme : Plater et Rejtan. Les Allemands polonisés devenaient souvent plus Polonais que Polonais. Le témoignage de Władysław Ludwik Anczyc, le créateur du drame "Kościuszko à Racławice", issu de la noble famille saxonne von Anschütz installée en Pologne au début du XVIIIe siècle, ou Artur Oppman (Or-Ot), l'auteur du poème "Pour une goutte de mon sang allemand", issu d'une famille bourgeoise de Thuringe. A notre époque, Jarosław Marek Rymkiewicz, né Szulc, témoigne d'une attitude similaire.

 

Il y a 20 ans, un petit livre, dans la série "Et c'est la Pologne" de Wydawnictwo Dolnośląskie (maison d’édition de Basse Silésie), du prof. Marek Zybura "L'Allemagne en Pologne". Il est difficile de trouver un lien plus concis entre la polonité et la germanité. Le phénomène d'une "Pologne" sans composante allemande permanente est en effet inimaginable.

 

Fatalisme de proximité

 

Stanisław Stomma a consacré son ouvrage «  Est-ce le fatalisme de l'hostilité ?» aux relations polono-allemandes. Je paraphraserai ce terme par « fatalisme de proximité ». Nous vivions paisiblement les uns à côté des autres - des Polonais et des Allemands - mais seulement jusqu'à la contre-réforme.

Pendant le "Déluge", en 1656, Stefan Czarniecki appela au meurtre des "juifs et des luthériens" (c'est-à-dire des Juifs et des Allemands). Et le partisan anti-suédois, Krzysztof Żegocki, a perpétré au printemps de cette année, un massacre de "lutheriens" à Wieluń  (où le 1er septembre 1939, l'Allemagne entamera une guerre avec la Pologne).

Puis se multiplient les cas de viols et d'actes d'intolérance, repoussant peu à peu hors de Pologne tous les non-catholiques : Allemands luthériens, Ruthènes orthodoxes, Ariens polonais... En 1724, après un tumulte anti-catholique, dix conseillers sont décapités à Toruń, dont le maire, Johann Gottfried Rösner, 66 ans. Ces exécutions ont choqué l'Europe. A partir de ce moment, le cas des "dissidents et désuniates" (de fait les orthodoxes qui ont refusé l'union de Brest) a commencé à être joué par la Prusse et la Russie. La transformation de la République multi-religieuse en un État religieusement homogène devait aboutir à sa désintégration - et ce n'était pas la première ni la dernière fois que le catholicisme polonais entrait en conflit avec la raison d'État polonaise.

 

Décembre 1724, exécution de citadins protestants après le soi-disant tumulte de Toruń. Il y a eu des émeutes dans la ville, parmi les bâtiments démolis par les luthériens il y avait un collège jésuite. Sous la pression des catholiques, le maire protestant de Toruń Johann Gottfried Roesner fut décapité, entre autres. Phot. domaine publique


Heureusement, "notre propre négligence", déjà remarquée par Mikołaj Rej (également un nom allemand !), sa mère portait le nom Herburt (également une ancienne famille allemande !) ... nous a défendus contre les extrêmes du fanatisme. Parce qu'après l'affaire de Toruń, des "Lutheriens" sont venus en Pologne, en particulier de Saxe, avec laquelle la République des Deux Nations était déjà en union personnelle à partir de 1697. L'un de ces nouveaux venus (bien qu'il soit originaire du Wurtemberg), Lorenz Mitzler de Koloff, s'installe à Varsovie en 1749 et publie des revues en allemand ("Warschauer Bibliothek"), en latin ("Acta Litteraria") et en polonais ("Nowe Wiadomości   Ekonomiczne i Uczone"). Et l'union polono-saxonne a laissé un si bon souvenir que la Constitution du 3 mai a donné le trône de Pologne à Frédéric-Auguste III, petit-fils du roi Auguste III. Et après les partages, ce souverain, déjà en tant que roi saxon Frédéric-Auguste Ier, devint en 1807 le chef du duché de Varsovie. 

L’enfant posthume de la communauté polono-saxonne a été un écrivain allemand avec un nom de famille polonais (d'un père polonais), Aleksander Bronikowski. Sa production, créée à Dresde dans les années 1820 et 1830, comprend des romans historiques, en grande partie sur la Pologne : « Der Mäusethurm am Goplo-See » (« La tour de la souris sur le lac Gopło »), « Kazimierz der Grosse » (« Casimir le Grand »), "Polen im XVII Jh. oder Johannes der Dritte Sobieski und sein Hof" ("La Pologne au XVIIe siècle, ou Jean III Sobieski et sa cour")...

La bibliographie de la littérature polonaise "Nowy Korbut" mentionne Bronikowski comme écrivain polonais. Simon Dach était déjà un tel écrivain "polonais", qu’il accueillait le souverain polonais Władysław IV, arrivé à Königsberg en 1635, avec la pièce allemande "Cleomedes". En un sens, ce fut aussi le cas d'un autre luthérien, Johann Sebastian Bach, chantre de Leipzig et Kapellmeister du roi de Pologne, August III, composant peut-être pour lui sa plus grande œuvre - la messe catholique en si mineur. À son tour, à Dresde, après la chute de l'Insurrection de novembre, Adam Mickiewicz s'est réfugié - il a créé ici son "archidrame" : "La veille des ancêtres, troisième partie" (les Dziady drezdenskie). Et face à l'insurrection de janvier, Józef Ignacy Kraszewski s'est installé dans cette ville pendant de nombreuses années, en y connaissant les beaux jours de la créativité. 

Dans les années 1830, dans divers pays allemands, dont l'Autriche et la Suisse, des poèmes
en l'honneur de la Pologne sont apparus, les Polenlieder. Aucune autre nation n'alors exprimé une solidarité aussi chaleureuse avec les Polonais. L'un des auteurs de cette poésie, Julius Mosses, un Saxon d'origine juive (changeant plus tard son nom en Mosen), a écrit la pièce "Die letzten Zehn vom Vierten Regiment", l'une des chansons patriotiques polonaises les plus célèbres : "Tysiąc Walecznych"(Mille Valéreux) . Le jeune Richard Wagner se souvient ainsi de l'insurrection de novembre : « Les victoires que les Polonais ont remportées en peu de temps en mai m'ont conduit à un état d'admiration et d'extase : il m'a semblé que par quelque miracle le monde avait été recréé. D'un autre côté, l'impression causée par la nouvelle de la bataille d'Ostrołęka était comme si le monde était à nouveau perdu." Dans les années 1832-36, Wagner - chantre des traditions germaniques - composa l'ouverture "Polonia", basée sur les motifs de "Mazurka du 3 Mai" et "Mazurka de Dąbrowski".

 

 


Nos fautes

 

Lorsque nous regardons l'histoire polono-allemande dans la perspective d'un millénaire, les conflits armés, les partages et la germanisation, même le Troisième Reich génocidaire, reculent au second plan, deviennent des épisodes cruels. Dans l'ancienne République des Deux Nations, la seule frontière pacifique était la frontière occidentale (une des plus stables en Europe), pendant les partitions, des centaines de jeunes Polonais étaient scolarisés dans les universités allemandes (sans parler de la scolarité obligatoire en polonais dans la partie prussienne au moins jusqu’au milieu du XIXe), et Munich était la Mecque des peintres polonais. Et que dire de l'industrie de Lodz, créée depuis 1823, avec le soutien des autorités du Royaume de Pologne, notamment grâce aux mains allemandes (cf. le début du roman. du frère du prix Nobel, Israel Yoshua Singer, Les frères Ashkenazi). 

Mais même quand on parle de germanisation, on ne se souvient généralement pas de fautes polonaises. Nous connaissons rarement la position de la minorité allemande dans la Deuxième République de Pologne. Non sans raison, dans les années 1919-26, environ un million d'Allemands ont quitté la Pologne - la moitié de la population de cette communauté dans cette région. Il convient de rappeler l'incident de l'école de 1925 à Janów en Haute-Silésie. Lors de la cérémonie en l'honneur de Bolesław le Vaillant, le directeur de l'école a remarqué un élève de 11 ans, un Allemand du nom de Maletzki, qui ne gardait pas le sérieux nécessaire en chantant la "Rota". Il l'a appelé au centre, l'a poussé et lui a donné des coups de pied, puis lui a ordonné de s'agenouiller et d'écouter la chanson avec sa main droite levée en signe de serment. Un enfant allemand écoutait ses amis rugir : "L'Allemand ne nous crachera pas au visage et ne germanisera pas nos enfants !" (paroles de la « Rota »).

L'affaire a reçu une publicité internationale, et lorsque l'enquête a été achevée après trois ans et que le verdict s'est avéré être en faveur de la minorité allemande, des dizaines de rassemblements de protestation ont été organisés dans toute la Pologne. Puis, encore une fois, nous nous sommes relevés de nos genoux.

Pourtant, il ne faut pas beaucoup d'imagination pour voir l'élève de Maletzki en 1939. Il aurait alors 25 ans.

 

 

Fin de l'histoire

 

 

Dans la seconde quinzaine de janvier 1945, Marion Gräffin Dönhoff quitte définitivement le palais familial de Friedrichstein près de Königsberg. Bientôt, la ligne de front l'a coupée de sa patrie. La comtesse, impliquée dans l'attentat contre Hitler, n'a pas eu longtemps d'illusions : le résultat de la guerre serait la liquidation de la Prusse orientale. Elle a entendu des nouvelles sur les actions de l'Armée rouge : des personnes crucifiées aux portes des maisons, des filles violées ... Ici, pensait-elle, nous sommes pris en deux ailes : au nord dans l’Ostpreussen, au sud dans les Siebenbürgen - Transylvanie. La fin de 700 ans d'histoire allemande à l'Est. Fin du Drang nach Osten. 

Dans le même temps, les autorités allemandes ont ordonné l'évacuation de Festung Breslau (cf. l'article "Wroclaw. Histoire de la ville"). La ville ne tombera que le 6 mai, quatre jours après la capitulation de Berlin - le dernier bastion du Troisième Reich. "Des anciens habitants seul un reste de réfugiés, de prisonniers de guerre et d'invalides est resté", écrit le prof. Norman Davies (dans Microcosme, cf. l‘article "Norman Davies sur Wrotzla-Breslau-Wroclaw »). Bien que les chiffres exacts ne soient jamais connus, il est probable que les pertes parmi les soldats allemands aient dépassé 60% et s'élevaient à 6 mille tués et 23 mille blessés. On estime qu'entre 10 000 et 80 000 civils sont morts dans la ville, dont 3 000 à la suite de suicides. » A cette époque, on le savait déjà : toutes ces régions - Ost Preussen, Pommern, Ober Schlesien et Nieder Schlesien - devaient être reprises par la Pologne. 

Mais la Pologne n’en voulait pas. Elle considérait qu'après la guerre, elle avait droit à une indemnisation, mais celle-ci devait se limiter à Gdańsk, à la Prusse orientale et à la Silésie d’Opole, et ne devait pas aller trop loin. La situation des négociations avec la Russie soviétique en 1921 s'est répétée, lorsque les bolcheviks ont voulu donner Minsk biélorusse aux Polonais, ils ont reconnu qu'étant une minorité dans ces régions, ils ne pouvaient pas se le permettre.

Le dernier Premier ministre du gouvernement polonais en exil, Tomasz Arciszewski, déclare le 17 décembre 1944 : « Cependant, nous ne voulons pas étendre notre frontière vers l'ouest pour qu'elle absorbe 8 à 10 millions d'Allemands. [...] Nous ne voulons ni Wrocław ni Szczecin." 

On lui a reproché cette déclaration pour le reste de sa vie. Cependant, Arciszewski, un vieux socialiste, ne pouvait vraiment pas imaginer que 8 à 10 millions d'Allemands pourraient simplement être déplacés.

Mais son prédécesseur, Stanisław Mikołajczyk, l'avait imaginé. Son gouvernement adopte le 27 septembre 1944 des « Thèses sur l'expulsion des Allemands de Pologne ». Nous y lisons : "L'expérience de la "cinquième colonne" et les méthodes d'occupation utilisées par les Allemands dans cette guerre rendent impossible la coexistence des populations polonaise et allemande dans un même pays. [...] Les Allemands qui ne quitteront pas la Pologne après la guerre devraient être déplacés. Cela s'applique également aux régions de l'État polonais de 1939 et aux terres dont nous demandons l'incorporation à la Pologne à la suite de la guerre actuelle. »

 

 

Un crime imaginé

 

 

En fin de compte c’est la conférence de Yalta qui en a décidé ; il fut alors reconnu qu'"il sera nécessaire de réinstaller en Allemagne - en tout ou en partie - la population allemande restée en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie". Mais il a été ajouté : "Toutes les réinstallations doivent être effectuées de manière organisée et humaine". Mais malgré ces circonstances, il est impossible d'éviter la responsabilité polonaise. D'abord parce que l'expulsion des Allemands était une idée polonaise, mais pas exclusivement polonaise. C'était le seul plan où la "Pologne de Londres" et la "Pologne de Lublin" se rencontraient. Deuxièmement et le plus important : l'expulsion a été effectuée par des mains polonaises.

Et ces mains ne voulaient pas d'expulsions « en partie » : il s'agissait d'expulser « entièrement » les Allemands. Donc (selon la déclaration du gouvernement de Londres) aussi ceux du centre de la Pologne. Et même ceux qui sont restés fidèles à la Pologne pendant l'occupation - Mikolajczyk, en tant que vice-Premier ministre du gouvernement de Lublin, le soulignait avec beaucoup de zèle. Même le ministre d'avant-guerre, Eugeniusz Kwiatkowski, s'écrie en octobre 1945 : « Il n'y a pas de place en Pologne pour un seul Allemand ! Pas pour un. Les arrangements de Yalta ont été améliorés de manière créative par les Polonais.


La population allemande quitte après la Seconde Guerre mondiale la Silésie qui a été accordée à la Pologne par décision des puissances victorieuses. Phot. domaine publique

 

  

Du point de vue de l'intérêt national polonais, l'expulsion des Allemands était une nécessité. L'amputation de la moitié de la Pologne d'avant-guerre par l'Union soviétique a condamné les Polonais à végéter dans un Etat miniature. Pour le dire cyniquement : l'Allemagne pouvait se passer de ces 20% de son territoire, la Pologne sans butin post-allemand - environ 100 000 km², près de 40% de l'État - n'avait aucune raison d'être. D'autre part, vivre avec une multitude d'ennemis allemands dans le pays serait impossible, cela menacerait la désintégration de l'État - ici, la déclaration du gouvernement de Londres" était exacte.

Cependant, il y a toujours un problème moral : après tout, le programme d'expulsion a été copié sur l'idéologie hitlérienne - cette fois, c'est la Pologne qui avait besoin de son Lebensraum...

Et l'expulsion s'est accompagnée de vols : ce que les Allemands n'ont pas emporté puis n'a pas été pillé par l'Armée rouge, est devenu le butin des pillards polonais. Et cela a été fait avec un mensonge. Après tout, pendant six siècles, la Pologne n'a fait aucune revendication sur les terres désormais "regagnées".

 
 

La vengeance des victimes

 

 

Et la chose la plus importante a été oubliée : la Pologne en tant que patrie des Allemands. Ou peut-être qu'on s’en souvenait - et c'est pourquoi on a décidé de se venger de la trahison ? Pour la "cinquième colonne", pour la Volksliste et la Reichsliste ? Mais - à part les criminels évidents – on ne faisait pas ici attention au système judiciaire. Les lynchages ont continué. À Nieszawa, 38 Allemands (hommes, femmes et enfants) ont été assassinés et noyés dans la Vistule, et une centaine ont été tués à Aleksandrów Kujawski. Des camps de concentration ont été créés pour les Allemands. Le camp de Zgoda a été établi à Świętochłowice (Schwientochlowitz) en janvier 1945 : 2 500 Allemands y sont morts jusqu'à sa fermeture en novembre de la même année. A Łambinowice (Lamsdorf) dans le district de Nysa, sur 5 000 environ 1 500 Allemands emprisonnés sont morts. À Potulice (commune de Nakło) il y avait un Camp central de travail dans les années 1945-1950 ; 3 100 Allemands y sont morts. Alors, a-t-on raison de s'indigner quand on entend parler de « camps polonais » ? Comprenons-nous aussi ce que cela peut signifier ? Helga Hirsch écrira des années plus tard: « la revanche des victimes ». 

Nous n'avons jamais fait face à l'expulsion des Allemands. À l'époque de Mikhail Murawjow-"Wieszatiel, 128 Polonais ont été exécutés pour avoir participé au soulèvement de janvier (1863) à la suite d'une condamnation par un tribunal, et 972 ont été condamnés aux travaux forcés. Plusieurs milliers d'Allemands sont morts dans des camps et des lieux de détention polonais après la dernière guerre - sans condamnation judiciaire.

Après le soulèvement de janvier (1863), les Russes (et le clergé orthodoxe) ont transformé les églises catholiques en églises orthodoxes, et après la guerre, les Polonais (et le clergé catholique) ont converti les églises luthériennes en églises catholiques.

L'interdiction temporaire de l'utilisation de la langue polonaise dans la Lituanie post-soulèvement a trouvé son équivalent dans l'interdiction beaucoup plus longue de l'utilisation de l'allemand dans la Haute-Silésie et celle d'Opole d'après-guerre.

D'autre part, le décret du Conseil national du pays du 13 septembre 1946 "sur l'exclusion des personnes de nationalité allemande de la société polonaise" n'a aucune analogie avec l'époque de Murawjow- seulement avec la période la plus cruelle de la terreur stalinienne (bien que Mikołajczyk s'est avéré particulièrement impitoyable lors de sa préparation). En vertu de cette disposition, les personnes affichant «l'identité nationale allemande» pendant la guerre ont été privées de la citoyenneté polonaise et ont perdu le droit à l'assurance, et ont été soumises à un déplacement forcé avec confiscation de leurs biens.  

En fin de compte, 3,5 millions d'Allemands ont été expulsés de Pologne (Murawjow a expulsé 7 000 Polonais de Lituanie). Il ne restait qu’une poignée - principalement des autochtones, avec une identité nationale peu claire. Mais eux aussi, à la suite des actions nationalistes des autorités polonaises, ont de plus en plus choisi la germanité. Ou ils retournaient à la germanité. En 1972, une amie rapportait son arrivée à Bolesławiec. « Il y a des Allemands là-bas ! – disait-elle avec effroi – et pourtant, ils ne devraient pas y être. »

 

Héritage

 

Oui, ils n'étaient pas censés être là, bien qu'ils aient tant laissé dans ces régions. Par exemple, deux universités célèbres : à Königsberg (incorporée à la Russie et déjà en 1946 rebaptisée Kaliningrad) l'Albertina luthérienne fondée en 1544 - en 1560 égalisée en droits avec l'Académie de Cracovie par le roi Zygmunt August, et au XVIIIe siècle rendue célèbre par le génie d'Emmanuel Kant ; et à Wrocław, l'Académie jésuite Leopoldina fondée en 1702, rebaptisée Königliche Universität zu Breslau en 1816.

En Prusse orientale, ils ont quitté Mohrungen (Morąg), la ville du philosophe du XVIIIe siècle Johann Gottfried Herder et de l'écrivain du XXe siècle Ernst Wiechert, ainsi que Rastenburg (Kętrzyn), la ville du dramaturge Arno Holz. D'autre part, en Poméranie - Wartzin (Warcino), autrefois le domaine préféré d'Otto von Bismarck (sa belle-fille, Sybille, s'est suicidée ici juste avant l'arrivée de l'Armée rouge). En Silésie, ils ont quitté Breslau, qui (se souvient Norman Davies) est le berceau du patriotisme allemand moderne. 

Après tout, c'est ici, en 1813, pendant la guerre avec Napoléon, que sont nées les couleurs nationales allemandes, noir, rouge et or (à l'origine comme couleur du Freikorps de Ludwig von Lützow) ; c'est également ici que le roi Frédéric-Guillaume III a établi la décoration militaire prussienne la plus célèbre - la croix de fer.

Le professeur de la Königliche Universität zu Breslau, August Heinrich Hoffman von Fauersleben, a écrit en 1841 la chanson "Deutschland, Deutschland, über alles" - plus tard l'hymne national allemand. 

Silésie - le pays d'un millier de poètes. Non seulement déjà mentionné Martin Opitz, mais aussi d’Angelus Silesius de Wrocław (avec des racines de Cracovie) et de Jakub Boehme de Görlitz, Andreas Gryphius de Głogów et Friedrich von Logau de Niemcza (Nimptsch), conseiller des ducs Piast à Brzeg et Legnica. Et aussi Johann Christian Günther de Świdnica, Strzegom (Striegau) et Kamienna Góra (Landeshut), et enfin le célèbre romantique Joseph von Eichendorff, né à Lubowitz (Lubowice) près de Racibórz (Ratibor).

En 1945, vivait encore en Silésie le lauréat du prix Nobel, Gerhart Hauptmann, en habitant pendant des années à Schreiberhau (Szklarska Poręba), et à partir de 1901 à Agnetendorf près de Jelenia Góra. La plupart de ses œuvres sont liées à ce coin, au pied des Monts des Géants (Riesengebirge), qui a reçu en 1946 un nom tchèque polonisé : Karkonosze. Ces pages ont servi de décor aux drames de Hauptmann, écrits en partie dans le dialecte silésien d’allemand. Hauptmann est mort à Agnetendorf, déjà rebaptisé en Agnieszków à l'époque, à la veille d'une évacuation forcée. Ses derniers mots ont été : « Suis-je toujours dans ma maison ? Peu de temps après, Agnieszków a été rebaptisé Jagniątków.


Affiche encourageant les Polonais à s'installer dans les anciennes terres allemandes ("A l'Ouest attendent les terres") Phot. domaine publique


 

Manque d'empathie polonais. Christianisme superficiel polonais - si souvent intensifié par des ecclésiastiques nationalistes ... Le christianisme profond s’est manifesté après la guerre chez les Allemands. Aidant constamment leurs frères est-allemands, ils ont également commencé à aider ceux qui dominaient en Ost Preussen, Pommern et Schlesien. Il y avait probablement, du moins au début, une intention politique là-dedans : une tentative d'apprivoiser l'ennemi. Sans aucun doute, elle a également répondu aux attentes des associations d'expulsés allemands. D'une manière ou d'une autre, c'était une idée bénie – qui, comme autrefois, attirait la Pologne vers l'Europe. 

Les Allemands, plus que quiconque, ont promu la littérature polonaise dans le monde à cette époque : Lem, Lec, Różewicz, Herbert... Hermann Buddensieg a publié le périodique "Mickiewicz Blätter" à Heidelberg pendant 20 ans (1956-76). Karl Dedecius, un Allemand de Lodz, a dirigé le Deutsches Polen-Institut de Darmstadt pendant 19 ans (1980-1999). De notre côté, nous avons le « Message des évêques polonais aux évêques allemands » de 1965; en Allemagne, il fut reçu froidement, en Pologne avec indignation.

 

Communauté

  

J'ai été le bénéficiaire de l'ouverture allemande. Pendant la loi martiale et plus tard, pendant la crise économique la plus profonde des années 1980, j'ai reçu des colis alimentaires des Allemands. A cette époque, ils arrivaient en Pologne depuis divers pays occidentaux, mais toujours la plus grande quantité depuis la République fédérale d'Allemagne. Cette action était pédantesquement organisée à l’allemande. Comme si avec ces colis, malgré l'histoire tragique, les Allemands écrivaient à nouveau, de nouveaux "Polenlieder". 

Ce n'est peut-être à ces moments-là que des réflexions sur des destins similaires sont apparues en Pologne. Parce que nous avons tous quitté notre Orient. Nous et eux avons dû accepter la fin de notre travail civilisationnel : nous - les six siècles, eux - les sept siècles. "Nous sommes à l'est" - disaient les Allemands d'Ost Preussen, comme nous le disions à propos des régions frontalières orientales. Hans Helmut Kirst (originaire d'Ostróda) ​​​​se souvient de l'influence de la cuisine polonaise et des fêtes polonaises de cette Prusse, ainsi que du bombardement constant de la langue allemande par le polonais de Mazurie et de l'autre côté de la frontière polonaise voisine. Les héros de la tétralogie de Gliwice du silésien allemand, Horst Bienek, ont la Silésie polonaise juste au-delà de la frontière, à portée de main, et parfois ils parlent même polonais, tissant le texte polonais dans le texte allemand et se plaignant avec les mots "muj Bosche" (mój Boże - mon Dieu). A la lecture de ces œuvres, nous avons été éblouis dans les années 1990 par le sentiment de proximité avec l'Allemagne. Ainsi, les œuvres ultérieures des confins orientaux allemands ont été traduites : Hauptmann et Grass, Kirst et Bienek, Siegfried Lenz d'Ełk. Des œuvres polonaises ont également été composées - comme l'inoubliable "Hanemann" de Stefan Chwin. Les relations culturelles germano-polonaises sont promues – la Communauté culturelle Borussia, fondée en 1990 à Olsztyn, y excelle, publiant sous ce titre un trimestriel édité par Kazimierz Brakoniecki, puis par Robert Traba.

Un certain nombre de travaux scientifiques ont été publiés, traitant à la fois des liens culturels polono-allemands séculaires et de l'expulsion et des camps polonais pour les Allemands.

  

Membres de l'Union de la jeunesse socialiste accueillant la délégation de la République démocratique allemande à Varsovie, 1964-65. Phot. Archives numériques nationales,

 

Et pourtant, les gens qui ont travaillé dans ce sens en Pologne se sont retrouvés en marge. Ni les belles-lettres ni les travaux scientifiques n'ont pénétré la conscience générale. En 2015, la Pologne s'est à nouveau relevée de ses genoux. Après 26 ans, le Borussia trimestriel a cessé de paraître. Et aujourd'hui, encore une fois, la plupart d'entre nous (Polonais) pensent que tout le blâme incombe uniquement au côté allemand. Et cette majorité n'est pas surprise d’entendre toujours le "désolé" allemand à tous les niveaux et dans tous les forums. Et elle veut toujours entendre "pardon", parce que ce n'est toujours pas assez pour elle. Parce qu'un tel "je suis désolé" apaise sa - notre - conscience catholique. 

J'ai lu sur Wikipédia qu'un monument a été érigé à Nieszawa à la mémoire des Allemands qui y ont été assassinés. L'inscription dessus se lit comme suit : "Nous pardonnons et demandons pardon". Quelqu'un a-t-il pensé au sens - à cet endroit ! – de ces mots ? 

En chassant les Allemands de Pologne, nous nous en sommes aussi chassés. Et en masquant les traces allemandes, en essayant de faire de Veit Stoss un Polonais et en déclamant à propos de Copernic qu'"une tribu polonaise l'a donné", nous nous arrachions en fait à notre propre tradition. Lorsque Bienek a visité Gliwice pour la première fois après la guerre dans les années 1980, il est devenu convaincu que la jeune génération n'avait aucune idée que 40 ans plus tôt "tout ici était allemand". Les Cracoviens ne réalisent pas non plus qu'il y a des centaines d'années, l'actuelle rue Sainte Anne s'appelait Judengasse ... Alors peut-être que dans les cimetières de Cracovie, nous pouvons voir des tombes de la période galicienne relativement récente, avec des inscriptions incompréhensibles dessus. Parce que nous ne connaissons que l'anglais. 

Dix-sept ans après la guerre, Marion Gräffin Dönhoff écrivait : « Quand je pense aux forêts et aux lacs de la Prusse orientale, aux vastes prairies et aux larges routes, je suis sûre qu'ils sont aussi beaux qu'autrefois, quand ils étaient ma patrie. C'est peut-être le plus haut degré d'amour - aimer, mais pas posséder. » Un Polonais, seul dans son pays natal, a peut-être le droit de paraphraser cet aveu. Parce qu'un degré d'amour similaire et le plus élevé peut aussi être "se débarrasser de l'exclusivité de la possession". Humilité envers ceux qui ont vécu ici avant nous. Et avec nous.

 

Prof. dr. hab. Andrzej Romanowski - philologue polonais, érudit littéraire. Il travaille à la Faculté d'études polonaises de l'Université Jagellon et à l'Institut d'histoire de l'Académie polonaise des sciences. En 2019, son livre « L'anticommunisme ou la chute de la Pologne » est publié à Cracovie; prochainement, les éditions Universitas en publieront un autre : "La mémoire recueille les cendres. Esquisses historiques et personnelles".