Introduction
La 1re Guerre mondiale et ses conséquences.
L'appartenance de la ville à la
Pologne de l’entre-deux-guerres fut contestée par la République de Lituanie
(dite de Kovno) née en février 1918 avec l’autorisation
de l’occupant allemand. Elle en était la capitale historique aux yeux des nationalistes lituaniens sauf que leur conception étatique était restreinte par rapport au passé d'avant la disparition de la République des Deux Nations. Le Grand Duché de Lituanie d'avant 1795 était habité par une population certes polonisée quant à la noblesse mais les masses paysannes se constituaient d'éléments slaves (biélorusse, ukrainien, russe et polonais), baltes (lituanien, letton) sans oublier les Juifs et Karaïmes ainsi que les Tatars. Donc comme on voit la notion de Lituanien avait un sens bien plus large et les Juifs du Duché (Litvaks) se considéraient différents des leurs coreligionnaires de le Couronne (Ukraine comprise). La "lituanité" ethnique de la ville en 1918 posait problème vu l'infime part de ses représentants.
République des Deux Nations en 1764 (carte des voïévodies de la Couronne au Sud et à l'Ouest et du Grand Duché de Lituanie au Nord-Est)
L'enjeu de taille, vers la fin de la Ire Guerre mondiale, étaient les
aspirations indépendantistes des peuples de
l’Empire russe qui fut détruit par la guerre et les deux révolutions. Elles ne pouvaient que conduire aux conflits, et cela même avant la Grande Guerre: soit par la position de domination politique ou culturelle ancienne des uns soit par l'affirmation récente des autres.
Les
Allemands ainsi que plus tard les bolcheviks jouèrent de ces aspirations profitant des tensions et des nationalismes exacerbés qui pouvaient, et de
fait, furent exploités par les parties belligérantes. En même temps se
mettaient en place, dans le discours et dans les faits militaires, les
antagonismes nationaux sur les territoires aux situations ethniques compliquées
car difficilement circonscrites. Ces dernières étaient ignorées par les Alliés, vainqueurs à l'Ouest, à tel point
que l’un de leurs représentants (Churchill) confondit la carte physique avec la carte ethnique lorsqu’on lui présenta le
problème. La situation de ces contrées ressemblait à celle que les Occidentaux
ont constaté en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990, à la différence près
qu’elles étaient habitées aussi par une nombreuse population juive qui n’avait
pas encore, dans sa majorité, d’aspiration à un État-nation et qui avait du mal à se déclarer pour tel ou
tel État naissant.
La guerre qui éclata au début du mois d'août allait remettre en question la situation restée gelée par le régime tsariste oppressif. L'évolution sur le terrain d'opérations des armées belligérantes allait être si rapide que des déclarations ou des décisions s'avéreront vite caduques, ces dernières augmentant la confusion des acteurs participant aux mouvements d'affirmation nationale.
Le
17 août 1914, alors que l'armée russe pénétra en Prusse orientale, les activistes lituaniens comme, entre autres, Jonas Basanavičius
et Donatas Malinauskas (cf. ci-dessous la partie consacrée à la renaissance
nationale lituanienne, il est un exemple de noble polonais né Malinowski, passé
du côté lituanien), adoptèrent à Vilna, au nom de la nation lituanienne, une
déclaration de fidélité à la Russie. Ils y exprimaient l’espoir qu’après la
guerre tous les territoires habités par les Lituaniens seraient réunis sous le
sceptre des Romanov. Il en était de même pour certains représentants politiques
polonais (cf. mes articles Classes politiques polonaises face au conflit
et Au nom de l'Empereur, du Tsar et du Kaiser). La situation sur le terrain de guerre allait vite remettre en question ces positions.
Après
l’échec de l’offensive russe l’armée allemande reprit du terrain en avançant un peu au-delà de la frontière et
le front se stabilisa pour un an à 100 km de la ville. Mais le 28 avril les Allemands lancèrent le début de l'offensive vers le Nord de la Lituanie et la Courlande. Début mai ils s'emparèrent de Szawle et Lipawa mais à la mi-mai leur offensive pour s'emparer de Kovno fut un échec. A la mi-juillet l'offensive en Pologne centrale leur permit la prise de Varsovie et les Russes reculèrent jusqu'à la ligne Niemen-Boug. Ainsi durant le reste de l’été 1915
les Puissances centrales rejetèrent les Russes loin à l’Est sur toute le
ligne du front (cf. carte ci-dessous).
Face à ces défaites les autorités russes décidèrent de faire
quelques concessions. Ainsi approuvèrent-elles en septembre (peu avant l'évacuation de la ville) le statut du Comité citoyen (composé de 12 Polonais et 11 représentants d'autres nationalités dont 5 Lituaniens, 2 Juifs et 4 Biélorusses) pour
le soutien aux victimes de la guerre. Son président devint le Polonais
Stanisław Kognowicki et le vice-président, le Lituanien, Jonas Vileišis. Les rivalités nationales et les différends financiers à propos des fonds pour les victimes de la guerre provenant du Comité de Vevey (Suisse), dirigé par Henryk Sienkiewicz, provoquèrent le retrait des Lituaniens du Comité citoyen.
Les fronts russes entre l'été 1914 et l'été 1915
On y apprend les conditions relativement bonnes durant la première année de la guerre puis la menace allemande se faisant sentir la région fut soumise aux réquisitions, pillages, occupation de manoirs à la campagne environnante, logement forcé d'officiers en ville et expulsion de population des villages par les militaires russes en retraite depuis la Prusse orientale. Les détachements cosaques avaient reçu l'ordre de la stratégie de la "terre brûlée" qui ne fut pas toujours exécutée et grâce à la corruption ou à la précipitation, les installations d'exploitation agricole furent épargnés des flammes (cf.le mémoire de Stanisław Aleksandrowicz qui englobe la période 1914-1918).
Les Russes procédèrent à l'évacuation d'institutions, de matériels et de personnel de la ville. Le journal de Tadeusz Hryniewicz signale le départ des troupes le 17 septembre ("dès 4 heures la terre tremblait du bruit, du grondement de voitures, de chaussures et de canons, jusqu'au matin huit heures [...] C'est ainsi que l'armée a quitté la ville presque toute la journée du 4 septembre", du calendrier julien en usage). Il évoque aussi l'évacuation, par train, de la Banque agricole (Bank Ziemski) dont il fut l'employé ou "l'annonce d'évacuation forcée des personnes de 18 à 45 ans soumises au service militaire, l'apparition d'avions allemands et la nuit du 17 au 18, l'explosion des ponts, des dépôts de vivres, de l'usine à gaz, partielle, du bâtiment de la gare et autres installations similaires (provoquées) par l'armée russe".
Le raid de la cavalerie allemande sur Święciany épargna la ville des combats tant craints par ses habitants.
Le 5 septembre 1915 (pour les habitants de la ville) ou le 18 (du
calendrier grégorien) les armées allemandes prirent Vilna. Dans son journal Hryniewicz décrit l'entrée des "troupes de toutes sortes (qui) se déplaçaient dans la ville: Landwehr, Landsturm et cavalerie (y compris les hussards de la mort avec des drapeaux noirs à tête de mort blanche brodée, fixés sur les lances), artillerie de tout calibre, équipement de campement, cuisines de campagne avec des chaudrons brillants et propres.Toute la cavalcade a donc traîné toute la journée du 5 septembre, le lendemain toute la journée et presque jusqu'au soir du troisième jour". Immédiatement après leur arrivée à Wilna, les officiers allemands réservèrent les meilleurs hôtels : Bristol, Européen et Georges et obligèrent la municipalité à leur fournir gratuitement une pension aux frais de la ville, dont le déjeuner avec du vin et 4 plats. La moindre désobéissance était passible de diverses peines. Les soldats allemands ne se comportaient pas mieux. Ils "saisissaient par la force les biens des paysans se dirigeant vers la ville: des chevaux, parfois la charrette ou même une peau de mouton sur leur dos, sans discussion et sans contre-reçu, menaçant en cas de protestation ou de refus de tirer".
Le commandant des forces allemandes occupant la
ville, le comte Traugutt Pfeil, fit placarder une proclamation: A la population
de la ville de Wilna, en allemand et polonais (et non en lituanien sachant la
faiblesse de ses locuteurs):
Les
forces armées allemandes ont chassé l'armée russe de la région polonaise de
Wilna et sont entrées dans cette cité célèbre et pleine de traditions. Elle a toujours
été une perle dans le célèbre Royaume de Pologne. Ce royaume est ami avec la
nation allemande. L'armée allemande sympathise chaleureusement avec la
population polonaise exposée à de telles épreuves. L'armée allemande s'indigne
des actions brutales et éhontées menées pour le compte des autorités russes à
l'encontre de la population souffrante et de ses biens (...). Les forces armées
allemandes veulent faire des efforts pour soulager la population polonaise du
fardeau de la guerre qui lui est imposée (...). Les activités quotidiennes et
tout le travail pacifique de la population sont soutenus. Le soin pour la
sécurité et le souci pour l'ordre et la paix dans la ville doivent rester entre
les mains expérimentées de l'autorité municipale actuelle. Ce n'est qu'en cas
de troubles de l'ordre, qui ne pourraient être contrôlés par cette autorité,
que je me considérerai obligé d'aider avec les forces armées. Nous attendons de
l'amour de l'ordre et de la paix des citoyens de Wilna qu'ils n'entreprennent
rien contre l'autorité militaire allemande et ses représentants particuliers.
Les lois de la guerre imposent des peines sévères pour des actes similaires, y
compris la peine de mort. Je ne voudrais qu'aucune autorité criminelle ne soit
appliquée à Wilna. Que Dieu bénisse la Pologne!
(dans "Litwa podczas wojny. Zbiór uchwał i odezw", L.
Abramowicz, Wilno 1917. Lituanie pendant la guerre. Recueil des résolutions et
proclamations).
(Colliander, Die Beziehungen zwischen Litauen und
Deutschland während der Okkupation 1915−1918, Aktiebolag 1935, p. 17).
Enfin
le 9 septembre 1915 (22), selon Hryniewicz les autorités allemandes publièrent une annonce en trois langues : allemand, polonais et lituanien, qui
contenait un série de règles strictes concernant les habitants de Wilna. L'occupation s'installait pour durer et ses conditions allaient évoluer en fonction de la situation sur les fronts.
Les occupants créèrent rapidement leur propre administration : Administration militaire de Lituanie
(Verwaltungbezirk Litauen), commandée par le prince François Isenburg-Birstein
dépendant du gouvernement militaire d’Ober Ost avec, à sa tête, le général Paul Hindenburg et son chef d’état-majeur, le général Erich Ludendorff. A Wilna les Allemands nommèrent le maire (Oberbürgermeister), le capitaine de la Landwehr, Pohl et reconnurent en même temps le Comité citoyen (cf. ci-dessus).
Place Napoléon, palais des Reuss (ou de Szuazel, en réalité de Choiseul) construit en 1775, à gauche la statue de Mouraviev dit Viéchatiel (celui qui fait pendre en référence à son action contre les insurgés de 1863). Carte postale de 1916
Puis le Reich décida de l’appeler
Administration militaire allemande de Lituanie et Courlande (Militärverwaltung
Litauen - Kurland). A la fin de l’année 1915, pour les territoires occupés de
l’ex-goubernia de Kovno,
l’administration Ober Ost s’installa à Tilsit (Sovietsk dans l’actuelle région de Kaliningrad). Le 16
avril 1916, son siège fut transféré à Kovno/Kauen. En 1916 il y avait 6 Verwaltungsbezirke. Le 17 mars 1917
le Bezirk (région administrative) fut agrandi à celui de
Wilna-Suwalki avec le nouveau siège à Wilna. Ce Bezirk englobait alors les
territoires des ex-goubernias de Vilna, Kovno et Suwalki. Le 1er janvier 1918
on en détacha les cantons (powiat) de Suwałki et Augustów pour l'administration nouvellement créée du canton de
Suwalki (Militärkreisverwaltung Suwalki). Le 1er février 1918 on incorpora au
Bezirk le territoire du supprimé Bezirk Białystok-Grodno. Ainsi le territoire
élargi se divisait en deux sous-Bezirke : Lituanie Nord (Litauen, Bezirk
Nord) et Lituanie Sud (Bezirk Süd). Cet ensemble devint la base du Royaume de
Lituanie, proclamé le 16 février 1918. L'ensemble ainsi créé sur les
territoires de la Lituanie et la Courlande couvrait 108 000 km2 et était habité
par 2 900 000 personnes. Les Lituaniens y constituaient une minorité à côté des
éléments polonais, biélorusses, lettons et juifs. Seule la Samogitie concentrait
d'une façon relativement homogène et plus étendue qu'ailleurs la population
lituanienne.
(Das Land Ober- Ost. Deutsche Arbeit in dem
Verwaltungsgebieten Kurland, Litauen und Bialystok-Grodno, Stuttgart−Berlin
1917.)
Subdivisions militaro-territoriales des 3 régions d'occupation (Verwaltungsgebiete) en Landkreise et Stadtkeise en 1917
Bien que la ville ne fût pas détruite, les
difficultés dues à la guerre amplifiaient le désordre monétaire (échange de
roubles en Reichsmarks puis en marks lituaniens). L'occupant démonta les rails
de tramway en rendant ainsi les déplacements difficiles.
De plus l'approvisionnement forcé en céréales et
autres vivres pour l'armée allemande était particulièrement pénible. Selon
Aleksandrowicz (op.cit), les Allemands les exigeaient des habitants de la
région "de manière systématique et d'une minutie innées à cette nation"
(les réquisitions n'ont pas non plus épargné l'exploitation agricole de
l'auteur). En outre, les Allemands installèrent un camp pour les prisonniers de
guerre russes dans les bâtiments du manoir, qui, sous la supervision de la
garde allemande, abattirent les forêts environnantes. "Quand les gelées et
les nuits froides ont commencé, les prisonniers, affamés et exténués par le dur
travail, ont commencé à mourir de pneumonie." Les habitants de Wilno et sa
région ressentaient un douloureux manque de nourriture. Aleksandrowicz écrit qu'au cours de l'hiver
1915/1916, il a vu dans les rues de la ville des gens mourir d'épuisement.
Cependant, les Allemands n'autorisèrent aucun commerce de denrées alimentaires.
Les gens et les chariots qui arrivaient de campagne à la ville étaient
contrôlés et la nourriture sous quelque forme que ce soit, confisquée et les
coupables punis. Le comte Wacław Wincenty Łubieński, auteur du 3e texte, écrit
dans son journal à la date du 23 décembre 1915 : "La dépression générale
est visible dans la ville. J'ai vu les magasins de la ville vers trois heures
dans les rues de Wilno et de Troki, assiégées par populace bavarde bruyante,
saisie par le froid - le gel et le vent étaient forts, il neigeait. Ces foules
attendaient leur tour dès le matin pour le pain des cartes de rationnement de
pain (Brotkarte), une demi-livre par personne pour 10 kopeks."
Vilna, tramways à traction hippomobile, 1913 (?), place de la Cathédrale
De fait l’administration allemande en Lituanie mena
une politique impitoyable de pillage. L'imposition élevée d’approvisionnement
en vivres destinés au Reich, la confiscation de biens et le recrutement pour le
travail forcé contribuèrent à la ruine de l’économique déjà dégradée des
territoires lituaniens.
Le 12 mai 1917 les organisations locales (polonaise,
juive, lituanienne et biélorusse) envoyèrent un télégramme "A son Excellence le
Chancelier du Reich pour l’informer de la situation":
Il
règne à Wilna une terrible famine. La mortalité est de 89 pour mille.
L’alimentation est limitée à 200 grammes de pain. A part cela aucune autre
denrée alimentaire n'est distribuée. Les représentants de toutes les couches de
la population ont demandé de l'aide au chef de l’administration, ont indiqué
des mesures préventives, sans succès jusqu'ici. Pour le travail forcé, on
arrête des personnes dans la rue ou on les tire dehors de leur lit la nuit sans
aucune différence de position, d'occupation ou de situation familiale. Nous
demandons une aide et une défense immédiates (cf.op cit).
Déjà le 28 juillet 1915, avant de s'emparer de la
ville, le commandant en chef de l'Ober Ost avait publié une ordonnance
interdisant les activités des associations et organisations politiques. Les
rassemblements dans des lieux publics étaient également strictement interdits,
les rassemblements privés étaient limités à des fins apolitiques. La
supériorité numérique de la population polonaise à Wilna et dans sa région
força les Allemands à accepter l'instruction scolaire de base en langue
polonaise, qui, dans la région de Kovno, subissait la liquidation permanente.
La majorité des associations et comités polonais, y compris le Comité des
affaires pédagogiques, furent dissous. Les autorités allemandes ne conservèrent
qu'un seul titre de presse en langue polonaise, à savoir "Dziennik
Wileński".
Les Allemands autorisèrent aussi la reconstruction
du monument des Trois Croix sur la colline portant ce nom ainsi que
l’installation de plaques mémorielles polonaises.
Le monument des Trois Croix, commémorant le martyre des franciscains selon la légende (à l'époque d'Algirdas). 1916.
Le Kaiser Guillaume II faisant l'inspection de la garde d'honneur à la gare de chemins de fer de Wilna (à sa droite le général Hermann von Eichhorn, le commandant de la 20e Armée). Août 1916.
Le seul recensement russe général avait été organisé en janvier 1897 (population moins mobile) et en une seule journée ! Cette « perepiska » réunit les données concernant l’âge, le sexe, la capacité d’écrire, nationalité (langue parlée), le lieu de naissance etc. Les questionnaires (30 millions) étaient destinés à la population en fonction de l’occupation et lieu de résidence : les agriculteurs exploitants (paysans), les propriétaires fonciers (nobles et autres), la population de ville, les militaires et le dernier englobait les étudiants, religieux, élèves des institutions caritatives etc. La version destinée à la capitale, Saint-Pétersbourg, fut brûlée par les bolcheviks, celles destinées aux chefs-lieux de province (goubernia) se sont conservées (pour certaines) dans les pays issus de l’Empire russe. D’après les données de ce recensement, la ville regroupait une population de 154 532 habitants dont 40 % de Juifs (61 847 individus), 31 % de Polonais (47 795), 20 % de « Russes » (30 967; ce chiffre englobait habituellement les Biélorusses et les Ukrainiens), ainsi que 2,1 % de Lituaniens (3 238). Dans le rapport secret de von Beckerath envoyé de Wilna le 3.01.1917 au commandement général on peut lire: "On sous-estimait à Berlin non seulement la force numérique de l'élément polonais mais aussi son importance politique et économique. [...] Les statistiques officielles russes que nous avons trouvées ici et qui ne répondent pas aux exigences scientifiques actuelles, ont dû être falsifiées, sans doute, au dépens des Polonais dont la force et l'importance réelles y apparaissaient à chaque pas avec une évidence. Notre recensement de 1916 a prouvé que l'importance des Polonais en Lituanie est incomparablement plus puissante sans que l'on ne soupçonnât et non moins, que les Polonais y sont le seul élément possédant les qualifications politiques et créatrices." [from a prepublication copy of Tom Edlund's article "The 1897 Imperial Census of Russia" in FEEFHS Quarterly. Volume VII, numbers 3-4, Salt Lake City, Utah.].
Ce qui est surprenant aussi c'est que la future
capitale de la Lituanie de l'entre-deux-guerre, Kaunas, était encore en 1918
habitée par une minorité lituanienne. De fait c'était une ville polono-juive.
Il est difficile de donner des chiffres précis car les déclarations lors du
recensement russe ne concernaient que la langue parlée et non la conscience
d'appartenance nationale, d'autant plus que cette dernière n'était pas si
stable. On connaît de nombreux cas de Polonais devenus Lituaniens comme les témoignages
des gens du peuple qui parlaient polonais considérant leur lituanien comme
inférieur.
Les échecs militaires
russes de 1917 et les Révolutions changèrent la donne. Ainsi apparut le projet
de création d’un État lituanien à l’autorité limitée comme c’était le cas dans
l’ex Royaume de Pologne où les Puissances centrales avaient créé un Conseil de
régence en janvier 1917 (cf. mon article Les Puissances centrales et l'Entente
et la reconstruction de l’État polonais pendant la Ire Guerre mondiale). Le
territoire lituanien devait être agrandi aux régions habitées par les Biélorusses et les Polonais. Les Russes avaient divisé le territoire de
l’ancien Grand-Duché en gouvernorats (goubernia) dont un seul était
majoritairement lituanien au sens ethnique, à savoir celui de Kovno, recouvrant un pays historique, Samogitie. Dans les
autres (Vilna, Suwałki) l’élément polonais dominait et au-delà (Grodno,
Moguilev, Vitebsk, Minsk) qui formaient avec les précédents le Pays Nord-Ouest
(liquidé en 1912), les Biélorusses y étaient largement majoritaires.
Le recensement allemand réalisé en mars 1916 à la demande de l'Oberbürgermeister de Wilna est considéré aujourd'hui comme fiable par les historiens. La commission mixte composée de 9 Juifs, 9 Lituaniens dont Antonas Smetona et 9 Polonais ne reflétait en rien la composition ethnique de la ville de 140 840 habitants. En effet les résultats donnèrent ce qui suit: 50.15% de Polonais (70629), 43.5% de Juifs (61265), 2.6% de Lituaniens (3699), 1.46% de Russes (2080), 1.36% de Biélorusses (1917), 0.72% d'Allemands (1000) et 0.21% autres (300). Un an plus tard pour 139 000 habitants elle comptait 75 000 Polonais (54%), 58 000 Juifs (41%) et 2000 Lituaniens (1.6%). Ces informations proviennent de Spisy ludności m.Wilna za okupacji niemieckiej od dnia 1 listopada 1915 (Recensement de population de la ville de Wilno durant l'occupation allemande depuis le 1.11.1915) réalisé par Michał Brensztejn et publié à Varsovie en 1919. L'auteur est connu aussi pour son Journal 1915-1918 disponible en polonais. Il constitue un témoignage unique de l'occupation allemande d'une ville sur le front oriental.
Arrivée du Kaiser à Wilna en janvier 1917.
Les
Allemands décidèrent le 12 juin 1917
d’autoriser la constitution d’un conseil de représentants lituaniens et
convoquèrent à Wilna une conférence entre le 1er et le 5 octobre. Constituée de nationalistes lituaniens, elle proposa la création d’un
État sous la protection de l’occupant (de fait un État satellite) et la
désignation du Conseil lituanien (Taryba) dont les membres (20, dirigés par
Antanas Smetona) furent acceptés par le commandant en chef des forces
impériales. Les nominations furent distribuées lors d’une cérémonie par le
gouverneur, prince Insgerg-Birstein. Les Allemands ne voulaient pas accepter
d’autres concessions mais la Taryba, s’appuyant sur leur ambition d’annexion du
pays à la Prusse ou à la Saxe, le (État lituanien) déclara une monarchie constitutionnelle le
16 février 1918 (acte de la pleine indépendance) mais sans lien avec
l’Allemagne et élut le prince de Wurtemberg, Guillaume d’Urach, roi de Lituanie
sous le nom de Mindaugas II. Le prince qui ne connaissait pas le lituanien (il
aurait commencé à l’apprendre) l’accepta le 11 juillet mais il ne parvint
jamais à rejoindre son royaume pour cause de la non reconnaissance de son
élection par l’Allemagne. La décision de la Taryba fut influencée par sa
confession catholique, l’absence de lien avec les Hohenzollern, sa carrière
militaire et la perspective d’assurance de la défense (de la Lituanie), par sa
personne, face au Reich en cas de la victoire des Puissances centrales. Au début
les Allemands ignorèrent cette proclamation qui ne changeait pas la situation
de fait, mais le 23 mars 1918, l’acte du Kaiser, Guillaume II, reconnaissait
l’indépendance de la Lituanie, liée étroitement à l’Allemagne. (plus tard quand il apparut
clair que les Allemands sortiraient perdants du conflit, le 2 novembre 1918,
les Lituaniens proclamèrent la République et détrônèrent leur Mendog II).
Les
négociations sur les conventions militaires, douanières et monétaires
s’allongeaient car les deux parties attendaient le résultat de la guerre. Elles furent menées à Berlin par Steponas Kairys, Jurgis Šaulys et
Antanas Smetona. Le 10 novembre face à la défaite allemande et la
révolution de Berlin, la Taryba se proclama l’Autorité suprême. Le 11, le jour de la signature de l’Armistice, après avoir
adopté une constitution, elle nomma son gouvernement à Vilna/Vilnius, habitée
par 1.6% de Lituaniens. Augustinas Voldemaras devint son premier ministre. L’armée lituanienne formée avec
l’autorisation de l’occupant commença à prendre les positions abandonnées par
les forces allemandes en retraite. Le 17 décembre le gouvernement lituanien sans appuis réels (les Allemands allaient abandonner la région, les Polonais organisaient leurs forces, les communistes préparaient leur coup) s'enfouit à Kovno/Kaunas où il allait décider la dissolution de toutes les
relations historiques avec la Pologne d’avant les partages.
D'autre part, en septembre commença la formation des forces polonaises sous
les auspices de l’Union des Polonais militaires (ZWP). On créa le Comité citoyen lequel forma le Comité de sûreté publique. Une
politique d'entente fut entreprise au sein de la population vivant dans la ville en vue de sa défense face à
l’approche des bolcheviks mais ce fut un fiasco. Les représentants de la société civile polonaise y formèrent donc l’Autodéfense nationale de Lituanie et de Biélorussie en
octobre à l’image de ce qui se passait à Minsk, Lida, Kowno ou Grodno. Le général Władysław Wejtko, nommé le commandant le 8 septembre avait entrepris la tentative de sa transformation en armée régulière. En son sein on trouvait l'Autodéfense de la Terre de Wilno commandée par le général Eugeniusz Kątkowski. A la fin de décembre 1918 elle comptait 1200 volontaires, habitants de la ville et de ses environs, dont on forma, plus tard, deux régiments d'infanterie et un régiment d'uhlans (cavalerie). Aussi était active dans la ville l'Organisation militaire polonaise (POW) sous la direction de Witold Gołębiowski.
Il est à rappeler qu'après la signature du traité de Brest-Litovsk de nombreux réfugiés séjournant à l'intérieur de la Russie commencèrent à rentrer chez eux. Nombreux étaient acquis à la cause révolutionnaire. A Wilna, dans la première moitié de l'année 1918 avaient commencé des grèves économiques qui se renforcèrent en juin en menaçant le sévère régime d'occupation. Dans les forêts, dès 1917, se formèrent des groupes de résistants composés de soldats russes, prisonniers fuyards et de population locale. La révolution de novembre en Allemagne suscita un enthousiasme dans certaines catégories de population de la ville qui en avait assez de la guerre et de l'occupation. Des manifestations eurent lieu avec les drapeaux rouges et qui rencontrèrent un appui de la part de simples soldats allemands qui formèrent un Conseil de soldats (sur le modèle des Soviets). Mais les autorités militaires allemandes d'Ober Ost ripostèrent par la répression en essayant d'instaurer de l'ordre dans la ville. Le Club ouvrier, situé rue Wronia, restait le centre révolutionnaire, décrit comme "foyer de bolchevisme en germe" où "le seul mot dictature du prolétariat suscitait une tempête d'applaudissement et d'ovations enthousiastes", constatait Michał Römer. Cette agitation révolutionnaire était progressivement exploitée et dirigée par les socio-démocrates et les bolcheviks, locaux et ceux qui revenaient de la Russie intérieure.
Le Bureau central de la Section lituanienne du POSDR(b), conduit à Pétrograd par les
révolutionnaires comme Vincas Mickievičius -Kapsukas et Zigmas Angarietis, déjà dès le début
1918, commença à envoyer au pays des gens et de la littérature de propagande
afin d'y organiser le parti communiste. En hiver 1918 on créa le groupe
communiste de Vilna et en mars une partie de l'ex Parti SD de Lituanie (fondé
en 1896 à Vilna) se transforma en PSD Lituanie et Biélorussie, qui, le
14.09.1918 en accord avec la Section lituanienne du PODSR(b) fonda le
Parti communiste de Lituanie et Biélorussie. En parallèle, le lendemain se
déroula dans la région de Suwałki une conférence d'organisation de militants
communistes lituaniens. Les nouvellement créées organisations de parti
convoquèrent le 1er Congrès du parti à Vilna pour les 1-3 octobre 1918. Y
participèrent 34 délégués représentant presque 800 membres du parti. Le congrès
adopta la résolution invitant à "marcher sur les pas du prolétariat russe,
susciter la révolution prolétarienne en Lituanie". Une même résolution
avait entrepris la conférence des communistes lituaniens à Moscou fin mai. Mais
ni la conférence ni le congrès ne s'occupèrent de la question de l'engagement
des masses paysannes dans la future révolution. Or le pays était profondément
rural comme le reste de l'Empire russe, seule une petite classe ouvrière
existait dans quelques entreprises de la ville et composée avant tout de
l'élément juif et polonais, ce dernier étant sensible en même temps au discours
nationaliste. Le PCL et B réussit néanmoins à tripler voire quadrupler le
nombre d'adhérents mais à Vilna même le parti ne possédait pas plus de 250
membres et candidats au début de décembre. De toutes les organisations régionales (40) celle de Szawle était la plus importante
et qui en comptait 450 membres. Sans regard qu'à Wilna fonctionnait le
gouvernement de la Taryba et qu'à côté, le Comité polonais, fondé en 1915,
préparait la prise du pouvoir, les communistes lituaniens, soutenus par le
Comité central du PODSR(b), décidèrent d'accélérer l'éclatement de la
révolution. La décision fut prise lors de la réunion du Comité du PCL et B le
12 décembre 1918. On y créa le Gouvernement provisoire d'ouvriers et paysans
avec, à sa tête, Vincas Mickievičius -Kapsukas. En même temps le
Comité central du PCL et B adopta le manifeste rédigé par ce dernier et
dont la proclamation fut retardée jusqu'au 16.12.1918. On y proclamait: que
tout le pouvoir passait aux mains de conseils (soviets) ouvriers et ceux de
petits paysans et sans terre, la nationalisation de la terre, des chemins de
fer, de la poste, des usines et banques; la terre des grands propriétaires,
paysans riches, églises avec l'inventaire vivant et mort était
transférée comme propriété aux conseils d'ouvriers et paysans, il introduisait
la journée de travail de 8 heures, il annonçait une lutte sans merci avec la
contre-révolution et la spéculation; dans la question nationale le manifeste
décidait que toutes les nationalités étaient égales avec le droit d'usage de langue propre dans les administrations d'État. En général le manifeste soulignait
l'indépendance de la Lituanie soviétique tout en signalant que, dans l'avenir,
elle évoluerait en parallèle avec la Russie et d'autres pays sur la voie du
socialisme. Enfin le manifeste appelait la population à s'engager dans l'Armée
rouge de la République soviétique de Lituanie et à la participation dans la
révolution. Néanmoins la politique du pouvoir soviétique de Lituanie différait
de celle adoptée en Russie dans deux aspects qui allaient déterminer son
échec. La forme de la nationalisation des terres éloigna les masses pauvres de
la paysannerie qui auraient pu espérer une large réforme agraire dont elles
auraient été bénéficiaires d'une part. Et de l'autre, la mobilisation dans
l'armée était basée sur le principe de volontariat et non sous forme de
mobilisation générale ce qui supposait la contrainte. Le comité en avait-il les moyens? Certainement
pas. De plus le pouvoir manquait d'équipement et d'armement et comptait sur
l'aide de la Russie soviétique qui par décret du 22.12.1918, signé par Lénine,
reconnaissait sa petite soeur en lui promettant de "l'appui dans tous les
domaines [...] dans la lutte pour la libération de la Lituanie du joug de la
bourgeoisie".
De plus les différents éléments ethniques étaient
déjà travaillés par les mouvements nationaux propres, à l'exception des Juifs
qui, eux mêmes étaient divisés par leurs propres courants spécifiques sans se
référer à l'idée étatique.
Ainsi les 15- 16 décembre fut institué le Conseil ouvrier de Vilna. Composé en majorité d'habitants de nationalités différentes et d'un certain nombre de personnes étrangères à la ville. Son président était Kazimierz Cichowski, ancien secrétaire du groupe de Pétrograd de la Social-démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPiL) tandis que son secrétaire du praesidium - Jan Kulikowski, Polonais du canton de Troki, membre de la SDKPiL et du Parti communiste ouvrier de Pologne. Appuyé par une grève générale des ouvriers de la ville et après d'âpres débats avec le Bund, il adopta une résolution dans laquelle il se proclama le seul et suprême pouvoir de la ville. De la sorte 4 pouvoirs distincts prétendaient au gouvernement de la ville en automne 1918: les autorités d'occupation allemandes d'Ober Ost, la Taryba lituanienne, le Comité polonais et le Conseil ouvrier. La Taryba avait moins de chance de se maintenir (absence de soutien par les habitants de la ville) et en effet après l'annonce du retrait des forces d'occupation allemandes, elle fuit à Kovno/Kaunas . Ainsi à la fin du mois de décembre les milices communistes, dirigées par Vincas Mickievičius -Kapsukas, prirent d’assaut la ville en formant le Gouvernement provisoire
d’ouvriers et paysans.
En parallèle deux dirigeants bolcheviques, Alexandre Miasnikov (Arménien en fait, Miasnikian) et Mikhaïl Frounze, organisèrent au
printemps 1917 le Comité de front (milice civile) à Minsk. Frounze avait
convaincu à la cause révolutionnaire les détachements tsaristes présents sur
place. Ils retinrent en juillet les détachements du général Kornilov qui
marchaient sur Pétrograd. Dès le mois de septembre Miasnikov devint président
du Comité régional du Nord-Ouest. Après la Révolution d’octobre, il fut nommé
le président du Comité des commissaires nationaux du Territoire occidental et
le chef de l’Armée (bolchevique) occidentale. Il fut responsable de la
dispersion des délégués du 1er Congrès panbiélorusse qui s’était réuni entre le
5 et le 17 décembre 1917 (du calendrier grégorien). Au début de février 1918,
il se lança contre les forces du 1er Corps polonais du général Dowbor-Muśnicki
(cf. mon article : Au nom de l’Empereur, du Tsar et du Kaiser) qui avait proclamé
sa neutralité face aux luttes intestines de la Russie post-révolutionnaire. Ces
actions furent interrompues par l’occupation allemande due au traité de
Brest-Litovsk. Miasnikov se retira à Smolensk. Et en juin il combattit le Corps
tchécoslovaque sur le front de la Volga. Le 31 décembre il devint le président
du Bureau central du Parti communiste (bolchevique) de la Biélorussie et le 27
février 1919, le président du Comité exécutif central de la République
socialiste soviétique de Biélorussie et le vice-président du Conseil des
commissaires nationaux de Biélorussie, responsable de la guerre. Décidément
l’internationalisme bolchevique permettait à quiconque de devenir le chef d’une
« nation ». En 1921, il dirigeait l’Arménie soviétique après le reversement du
pouvoir démocratique et allait diriger tout le Caucase aux mains des
bolcheviks.
Le gouvernement bolchevique de Lénine reconnut le pouvoir de V.
Mickievičius-Kapsukas puis la Lituanie soviétique. En même temps le 27 décembre se forma un
nouveau gouvernement de Mykolas Sleževičius. Socialiste, ce dernier, il avait présidé le Soviet suprême de Lituanie à Voronej en Russie durant les années
1917-1918 et fut
momentanément emprisonné par les bolcheviks. Libéré il rentra en Lituanie le
19 décembre pour organiser la défense face aux forces bolcheviques et
polonaises alors que Voldemaras et Smetona avaient fui la ville pour chercher refuge en Allemagne.
Les unités
d'autodéfense polonaises à Wilno, prévoyant que le 5 janvier, les Allemands
remettraient Wilno aux bolcheviks, décidèrent de prendre le contrôle de la
ville par elles-mêmes et d'en retirer les troupes allemandes. Le 31 décembre
1918, le commandant du district militaire de Lituanie et de Biélorussie, le
général Władysław Wejtko, émit un ordre de mobilisation dans lequel il ordonnait [5]:
...tous les
Polonais capables d'armes, dès l'âge de 17 ans, se rapportent immédiatement
au bureau de transport - Zarzecze 5, et tous les Lituaniens à l'armée
lituanienne. Je laisse les Biélorusses et les Juifs libres de choisir la
formation militaire qu'ils souhaitent rejoindre.
Les premiers combats éclatèrent à Wilno le même jour. Le 3e bataillon s’empara de la mairie, ulica Wielka (Grande Rue). Des escarmouches eurent lieu également dans d'autres parties de la ville y compris dans le quartier d’Ostra Brama. Les soldats des troupes polonaises commencèrent à désarmer les soldats allemands. À la suite de négociations, le commandement allemand entreprit de céder une partie de la ville aux formations polonaises, tout en gardant le contrôle de la rue Wielka Pohulanka et de la gare. Le 1er janvier 1919, la ligne de démarcation germano-polonaise fut tracée. Le même jour, le commandant militaire de Wilno, le général Adam Mokrzecki, qui prit le pouvoir dans la ville, lança un appel aux habitants, appelant à l'ordre, et aussi : garantissant la sécurité de la vie et des biens à tous, quelle que soit leur nationalité, résidant à Wilno, assurant liberté d'existence des partis politiques.
Le commandant réel des forces d'autodéfense polonaises était, de sa propre initiative, le capitaine Władysław Dąbrowski, qui ne reçut officiellement ce poste que plus tard du général Wejtko. Les Allemands décidèrent d'évacuer la ville sans résister aux forces polonaises. Dans la nuit du 2/3 janvier, les scouts polonais, les cheminots et les membres du POW reprirent la gare de Wilno.
Le
29 décembre 1918 les volontaires de l'Autodéfense (dissoute en tant que telle par les autorités de Varsovie) furent incorporés formellement à l’Armée polonaise mais ils conservèrent leur caractère propre de volontaires. En effet les troupes régulières de l'Armée polonaise ne réussirent pas à rejoindre la ville de Wilno à la fin de l'année 1918, empêchées par les forces d'occupation allemandes. Les Alliés avaient négocié leur maintien en Lituanie afin de protéger l'Allemagne de la contagion bolchevique.
Le général Wejtko fut nommé le commandant de la Région militaire de Lituanie et Biélorussie. Ce dernier et le général Mokrzycki,
organisèrent la nuit de Saint Sylvestre, un coup de force. Les officiers attaquèrent le bâtiment du parti bolchevique:
quatre personnes étaient mortes probablement, cinq se suicidèrent et 70 furent
arrêtées. Les forces polonaises prirent le contrôle de la ville pour affronter
les soldats bolcheviques lancés à l’assaut des "Kresy". Et, en effet, le 4
janvier 1919, près du village Nowa Wilejka eurent lieu les premiers combats avec
l’Armée rouge occidentale qui avait jeté dans le combat le 1er bataillon et deux compagnies du
4e bataillon de Pskov, commandé par Mokhnatchev. Le lendemain les Polonais
perdirent le pouvoir dans la ville quand l’Armée occidentale bolchevique y pénétra
en provenance de Smolensk. Les forces polonaises de l'ex Autodéfense se retiraient vers le Sud-Ouest (Grodno).
La politique d’Ober Ost, commandé par Hoffmann fut troublante. Le
chef d'état-major, dans toutes les décisions, s’adressait à Berlin qui, à son
tour consultait les Alliés à Paris, écrit Norman Davis dans son Aigle
blanc. Etoile rouge. Il méprisait les Polonais et les bolcheviks avec la
même force. Comme le seul qui avait dicté les conditions du traité de
Brest-Litovsk, et comme l’invaincu gouverneur de l’Est, Hoffmann, était
persuadé qu’après son départ ce serait le déluge. Il ne se préoccupait que de la
sécurité de ses troupes et ses relations avec les Polonais n’étaient pas
bonnes car il se sentait humilié par le désarment de ses soldats à Varsovie le 11 novembre et gêné par l’action
sanglante de ses soldats lors de la même tentative polonaise en Podlasie.
Malgré la signature d’un accord local (24.11.1918) concernant l’évacuation des
positions allemandes sur le Bug, les tractations sur le transfert du
Heerresgruppe Kiew à travers la Pologne vers la Silésie furent un fiasco.
L’accord fut néanmoins signé plus tard, lorsque la situation changea du
côté bolchevique, à Wilno en particulier.
Le
5 janvier donc, les Polonais perdaient le pouvoir dans la ville. L’Armée occidentale
bolchevique s'en emparait. Ce fut inacceptable, ni pour Piłsudski ni pour Hoffmann dont les troupes s’étaient retirées en panique. Les
représentants plénipotentiaires de l’Allemagne et de la Pologne se réunirent à Białystok le 5 février où ils signèrent un arrangement d’évacuation. L’article 5 prévoyait le passage d'un détachement polonais (10 000 hommes) par
le territoire contrôlé par les Allemands dans les environs de Wolkowysk et la
prise de position sur le front bolchevique tandis que l’article 4 précisait que
les Allemands allaient contrôler provisoirement la région de Suwałki. Même si
certains historiens soupçonnent Hoffmann de velléités de profit pour ses
troupes dans le combat qui ne le concernait pas mais qui allait épuiser les
Polonais et les bolcheviques, il ne les contrôlait plus de fait : ses
sous-officiers prenaient la permission pour entraîner les gardes rouges locales
alors que ses officiers étaient en contact avec les forces blanches. Quand le
texte de l’arrangement d’évacuation fut connu, l’Ober Ost ne pouvait que
tomber. Deux interprétations s’opposent encore aujourd'hui quant à la situation dans les Kresy: les Polonais parlent de l’agression bolchevique
tandis que les historiens soviétiques décrivent les « agresseurs polonais »
comme si les Kresy appartenaient à la Russie. Selon N. Davies, les Kresy
n’appartenaient à personne en 1919 si ce n’est qu’à leurs habitants. Mais ces
derniers n’avaient pas un mot à dire. Il est vrai que les bolcheviks
attaquèrent, les premiers, les forces d’Ober Ost le 16.11.1918 ce qui permit
l’occupation de Minsk et de Wilno par l’Armée occidentale. On doute aujourd’hui si
l’opération de reconnaissance dont le cryptonyme était « But Vistule » devait
se terminer par la prise de Varsovie. Il s’agissait probablement d’une forme de
propagande enthousiaste sans un réel plan à caractère stratégique. Piłsudski
informa par télégraphe Clemenceau de cette manœuvre le 28.12.1918.
L’immense
vide se créa donc dans le territoire des Kresy par la chute de l’Ober Ost. Et c’est
dans ce vide que se précipitèrent les forces polonaises et bolcheviques. Les
Polonais avancèrent le 9 février vers l’Est : le Groupement Nord lança
l’offensive le long du chemin de fer en direction de Baranowicze (nœud
ferroviaire important) tandis que le Groupement Sud de l’Armée polonaise, sur Pinsk. L’Armée occidentale bolchevique partit de ses bases à Wilno et Minsk. La
première confrontation se déroula à 7h du matin le 14 février 1919, lorsque le
capitaine du détachement de Wilno, Mienicki, conduisit ses 57 soldats et 5
officiers sur le bourg Bereza Kartuska, entre les mains bolcheviques. Après un
court combat, 80 gardes rouges furent faits prisonniers. La guerre polono-soviétique commença.
L’Armée
occidentale qui stationnait à Smolensk, était composée de 4 parties : la
Division (lituanienne) d’infanterie de Pskov, la 17e Division de tirailleurs
de Vitebsk, la « Division occidentale de tirailleurs » et les
détachements du 2e Territoire de défense du front. Ce qui est intéressant c’est
que depuis le 21 octobre 1918, le Conseil de guerre révolutionnaire avait décidé de réunir tous les Polonais de l’Armée rouge en une seule Division
de tirailleurs polonais. Et c’est cette division qui fut dirigée vers Wilno où
dès le 5 janvier ses soldats combattirent les volontaires polonais de
l’Autodéfense. 8000 soldats polonais, répartis en 6 régiments portaient les noms
évocateurs comme Régiment révolutionnaire de Varsovie rouge, de Lublin, de
Siedlce, lituano-vilnien, d’uhlans de Mazovie ou encore Régiment rouge de
hussards de Varsovie. C’est le Régiment lituano-vilnien qui devait s’emparer de
la ville. Le général Wejtko décida de retirer ses forces affaiblies de Nowa Wilejeka à Wilno. En même temps il eut lieu une escarmouche avec les forces allemandes
dans la rue Wielka Pohulanka suite à laquelle les Polonais subirent de
nouvelles pertes. Les bolcheviks attaquaient de Nowa Wilejka et de Niemenczyn
et les volontaires polonais durent reculer vers le centre où, grâce aux
autres forces présentes, ils repoussèrent l’attaque de l’Armée rouge (cf. Lech
Wyszczelski. « Wojna polsko-rosyjska 1919-1920 »,- La guerre polono-russe -, édition Bellona.
Varsovie 2010).
Rappelons que le 2 février, à Białystok, un accord germano-polonais fut signé. Il permettait la traversée de forces de l’Armée polonaise par les territoires
devant être évacués par les Allemands. Les Polonais
pouvaient ainsi atteindre la région de Wilno et la Biélorussie. Deux jours plus tard, Piłsudski disait à son collaborateur, Władysław Baranowski, comment il voyait
les possibilités d’établissement de frontières :
En ce moment la
Pologne est en fait sans frontières et tout ce que nous pouvons en gagner à l’Ouest
dépend de l’Entente, si elle veut serrer l’Allemagne plus ou moins. Quant à l’Est,
l’affaire est toute différente ; ici il y a une porte qui s’ouvre et se
ferme et il dépendra de qui l’ouvrira avec force et combien largement…
Piłsudski
vint au front le 15 janvier et supervisa la re-location secrète des renforts
venus de Varsovie (2 divisions d’infanterie et 1 brigade de cavalerie) qui se
trouvèrent à 25 km de l’état-major bolchevique de la Division occidentale,
installé à Lida. A la mi-février les Polonais lançaient la contre-offensive.
Le chef de l'État simula par des attaques simultanées que son but étaient
Lida d’une part et Nowogródek et Baranowicze, de l’autre alors qu’il prévoyait
lancer l’attaque principale dans la brèche séparant les forces bolcheviques
installées à Lida et à Wilno. A Baranowicze stationnait la Division bolchevique
de tirailleurs polonais et le commandement de l’armée polonaise avait hâte à
donner la leçon aux « traîtres ». Lida tint 2 jours, Nowogródek – 3
et Baranowicze – 4. Quand la Division occidentale se retira au-delà du Niemen,
la moitié de Wilno était entre les mains polonaises (19.04.1919).
Offensive sur Wilno : en bleu déroulement d'actions (de l'armée polonaise) avec les noms de commandants de groupes sur la carte 16-23 avril puis le front à la mi-mai, en rouge la localisation des forces ennemies avant l'offensive.
La
communication entre Wilno et la Division occidentale fut coupée. La brigade de
cavalerie, commandée par le général Belina, était entrée dans les faubourgs
enfumés et se dirigea vers la gare de chemins de fer. Le train
qui s’y trouvait avait été envoyé pour les renforts en infanterie. Les
cavaliers en parcourant les rues dans tous les sens éveillèrent la panique de la
garnison tenue par les bolcheviks. Le soir, les trains commençaient à emmener
les fantassins. Les bolcheviks se retirèrent dans les faubourgs nord où durant
2 jours se déroulèrent des combats. La Division de Pskov fut refoulée vers le
Nord-Ouest. Le dernier combat de résistance eut lieu derrière les murs du
cimetière juif.
Wilno, place Łukiski, 19 avril
1919. Revue des troupes polonaises après la prise de la ville. Derrière Józef
Piłsudski les généraux Edward Rydz-Śmigły, Stanisław Szeptycki, Kazimierz Sosnowski.
Hommage rendu par Piłsudski à l'image de la Vierge d'Ostra Brama, vénérée par les habitants polonais et lituaniens de la région.
Le 21 le chef de l’État polonais entra dans sa ville. Le futur
front lituano-biélorusse de l’Armée polonaise allait être commandé par le
général Stanisław Szeptycki. La guerre polono-bolchevique allait se poursuivre
jusque’au traité de Riga.
Manifestation des habitants de Wilno après sa libération par l'Armée polonaise
Le
chef de l’État polonais fit publier le 22 avril 1919 la
proclamation aux habitants de l’ex-Grand-Duché de Lituanie. Elle déclarait le
principe de l’autodétermination de toutes les nationalités de la République des
Deux Nations d’avant ses partages (1772-1795). La démarche de Piłsudski reçut
un accueil enthousiaste de la population polonophone mais la partie biélorusse
resta passive tandis que les Lituaniens furent inquiets et leur gouvernement à
Kaunas protesta avec véhémence.
"Votre
pays ne connaît pas de liberté depuis cent et quelques dizaines d'années,
opprimé par la force ennemie de la Russie, de l'Allemagne et des bolcheviks, la
force, qui sans consulter la population, lui imposait d'étrangers modèles de
comportement, en la privant de sa volonté, en brisant souvent la vie.
Cet
état de servitude permanente, bien connue de ma personne qui est née sur cette
terre malheureuse, doit être supprimé une fois pour toutes et une fois enfin
sur cette terre oubliée de Dieu, doit triompher la liberté et le droit
d'exprimer librement et sans gêne des aspirations et besoins.
L'Armée
polonaise que j'ai conduite pour rejeter la domination de violence et de
contrainte, pour supprimer la gouvernance du pays contre la volonté de la
population - cette armée vous apporte l'Affranchissement et la Liberté.
Je
veux vous donner la possibilité de résoudre les affaires intérieures, ethniques
et confessionnelles comme vous le désirerez pour vous sans aucune violence ou
contrainte de la part de la Pologne.
C’est
pour cela bien que sur Votre terre sonnent encore les canons et coule du sang –
je n’introduis pas d’administration militaire mais civile à laquelle je vais
appeler les gens locaux, fils de cette terre.
L’objectif
de cette administration civile sera :
1)
Faciliter pour la population de s’exprimer quant à son sort et ses besoins par
le biais de représentants élus librement ; ces élections se dérouleront
sur le principe du scrutin universel secret direct sans distinction de
sexe ;
2)
Distribution de vivre à ceux qui en ont besoin, appui au travail créateur,
garantis d’ordre et de tranquillité ;
3)
Protection de tous sans distinction de nationalité ni de confession.
J’ai
nommé à la tête de l’administration Jerzy Osmołowski à qui ainsi qu’aux gens
choisis par lui, adressez-vous en cas de tout besoin et toute affaire qui vous
font mal et vous concernent.
Wilno,
22 avril 1919
(J.Piłsudski. Pisma wybrane. -Ecrits choisis- Londres 1943, p. 51)
Le
texte de Piłsudski fut écrit probablement par lui-même. Le ton et le contenu
ainsi que la manière de s’exprimer sont dramatiques par la situation sur place et générale. Le 27 il retourna à
Varsovie.
Dans
le camp soviétique, la perte de Wilno souleva une vague d’accusations.
Miasnikov (cf. ci-dessus en petits caractères) la bagatellisait rejetant la faute
sur la « révolte de gardes blanches «, sur la trahison des cheminots et
l’absence de la Tcheka en refusant d’assumer ses propres responsabilités. Il
irrita tellement le premier ministre de Lit-Bel, Mickiewicz-Kapsukas que, ce dernier
publia un article dans les Izvestia moscovites intitulé « Les causes de la
chute de Wilno ». Il y décrivait l’état des forces bolcheviques épuisées
par 4 mois de vie en marche et 3 mois de présence sur le front dans les pires
conditions. Le manque de communication ferroviaire en Lituanie et les pénuries
de vivres et de chevaux sur place (goubernia de Vilna) et l’incapacité des
organes chargés d’approvisionnement (goubernia de Kovno) produisirent une
situation insupportable dans certains segments du front, selon
Mickiewicz-Kapsukas. Il accusa aussi la politique bolchevique, de réquisitions
intransigeantes vis-à-vis de la population locale qui était contrainte aussi au
service de voiturage. C’est ce qui, selon lui, provoqua « la méfiance
voire l’animosité même parmi ceux qui, au départ, étaient favorables à la cause
révolutionnaire en y voyant la chance de se libérer du joug allemand et de
celui de grands propriétaires fonciers », d’où des désertions ou le manque
de nouvelles recrus. Il constatait que « la population locale était
hostile à l’Armée rouge » et que, malgré les appels au pouvoir central qui
avait été informé sur « la situation catastrophique sur [ce] front et sur
le manque de liaison avec le gouvernement de Lit-Bel, installé à Minsk ».
Le résultat fut la prise de Lida puis de Wilno par l’armée régulière polonaise
et « non par les gardes blanches révoltées ». « Le commissaire
de guerre de Lit-Bel, Jozef Unszlicht et le commissaire régional (goubrevkom),
Rasikas » étaient condamnés à agir seuls et ne furent pas capables de
« mobiliser les membres de syndicats, du parti, communistes et
socialistes, de l’organisation de la jeunesse communiste car c’était déjà trop
tard » (…). Quant à l’absence de la Tchéka, dénoncée par Miasnikow, cette dernière était bien
présente et ne restait pas oisive, selon Mickiewicz-Kapsukas. Il
avançait dans l’article l’idée que la base solide sur laquelle les bolcheviks
auraient pu compter, n’existait pas. Peu d’ouvriers d’usine et, en plus, ceux
qui l’étaient formaient « un mélange de nationalités tandis que les
ouvriers agricoles étaient dispersés dans tout le pays ». Les plus
pauvres, quant à eux, victimes du manque d’approvisionnement, condamnés à la
famine, ne pouvaient qu’espérer « le plaisir de l’indépendance polonaise
et lituanienne » qu’ils n’avaient pas encore connue et de « rêver de
leur libération [du pouvoir bolchevique] ».
Cet
article démontre la situation intenable des bolcheviks et l’état
de démoralisation de l’Armée rouge. Miasnikow fut démissionné tandis que
Mickiewicz-Kapsukas se retira à Minsk. Lénine était furieux car il
s’intéressait à Wilno. Déjà en décembre 1918, il avait télégraphié à
l’état-major de l’Armée occidentale pour qu’»elle libère au plus vite Vilna ». Il ordonna sa libération : "la perte de Vilna a encore
plus renforcé l’Entente. La mobilisation la plus rapide est nécessaire pour que
nous reconquérions Vilna dans le temps le plus court possible […]. Hâter les
renforts qui sont déjà en route, et agir plus énergiquement […]". Durant 15 mois
cet ordre resta lettre morte.
En
septembre les Polonais organisèrent des forces militaires et formèrent le
Comité citoyen qui élut le Comité de la sécurité publique. Le 7 septembre 1919
on organisa les élections municipales pour le Conseil provisoire de la ville.
32 mandats furent gagnés par la ND (Groupe polonais chrétien-national), 1
mandat par le Groupe polonais démocratique et 2 par les socialistes, le reste
des mandants (14), par de différents groupes juifs. On entreprit les
négociations avec les représentants des autres nationalités vivant dans la
ville en vue de l’organisation de sa défense face à l’Armée rouge.
Mais ces pourparlers échouèrent ce qui poussa les représentants polonais
d’organiser seuls la défense. Ainsi fut formée l’Autodéfense de Lituanie et Biélorussie qui, le 8 décembre, tenta sous le commandement du général
Stanislaw Wejtko, de se transformer en armée régulière. Fin décembre cette
formation comptait 1200 volontaires, habitants de la ville et de ses environs (deux
régiments d’infanterie et un régiment de cavalerie). Mais le 29 décembre le
pouvoir à Varsovie décida de sa dissolution et proposa à ses membres d’entrer
dans l’Armée polonaise. Le général Wejtko fut nommé commandant de la région
militaire de Lituanie et Biélorussie tandis que le général Adam Mokrzecki,
commandant militaire de Wilno. L’Autodéfense de la Terre de Wilno se
transforma en 1ère Brigade, dirigée par le général Bolesław Krejczmer. Elle
disposait d’une liberté d’action et devait agir seule face aux tentatives
de l'Armée rouge d’entrer dans la ville.
Les
Polonais, nombreux aussi à Kowno et ses environs (23.2% contre 35.7% de
Lituaniens selon le recensement russe en 1897), planifiaient une action de
force qui allait être entreprise par l’Organisation militaire polonaise (POW)
afin de renverser le gouvernement de la Taryba. Mais ce fut un échec dû à la
découverte par les Lituaniens de cette tentative, suivie de nombreuses
arrestations la nuit du 28 au 29 août 1919 à Kowno. Plus tôt la même organisation
réussit un soulèvement à Sejny en libérant cette ville ainsi que la Terre de
Suwałki sud (26 août 1919). Ces derniers événements tendirent les relations
entre la Pologne et la Lituanie en créant la menace d’un conflit militaire. Le
Comité provisoire politique de la Terre de Kowno menait l’action de propagande
en proposant une intervention militaire dans cette région. La destruction d’un
Etat séparatiste, créé sur
le territoire de l’ancienne République des Deux Nations par les
Allemands et restant de facto en état de guerre avec la Pologne,
collaborant militairement avec les bolcheviks, ne constituait pas en soi
un problème militaire pour le gouvernement de Varsovie, d’autant plus
après sa victoire sur l’armée de Toukhatchevski (« Miracle de la Vistule
»). Une telle entreprise pouvait avoir un coût politique sur l’arène
internationale. Et pourtant cet argument ne compta pas dans la guerre
contre la République populaire de l’Ukraine occidentale, créée par les
Autrichiens, bien plus forte militairement. Au milieu de l’année 1919
cette dernière disparut face à l’action de l’armée du général Haller,
débarquée de France (cf. mon article sur l’Armée bleue: Les Polonais combattant en France pour la France et pour la Pologne pendant la Première Guerre mondiale). La Pologne n’hésita pas non plus à soutenir quasi ouvertement les insurgés de Silésie en 1921.
De
plus, la République de Lituanie ne fut reconnue de iure par l’Entente que le 18
juillet 1922. L’acte de sa reconnaissance fut transmis à l’envoyé lituanien à
Paris, Oskar Milosz, cousin de Czesław (prix Nobel polonais de littérature).
Timbre de la Poste polonaise tamponné avec "Autonomie Warwiszki". Unité monétaire: mark 1920-22
Le
climat politique en Pologne était favorable pour une intervention militaire. La
presse fulminait d’appels et d’informations sur les persécutions des Polonais
de Kowno par la Taryba et sur les crimes commis dans la bande neutre de la
ligne Foch par les nationalistes lituaniens. Ainsi l’armée lituanienne entra le
28 septembre 1920 dans trois villages (Bugieda, Świętojańsk, Warwiszki) situés dans
le canton d’Augustów (dans l’ex-Royaume de Pologne russe) en y perpétrant un
pogrom sur des Polonais. Les habitants des villages et des manoirs polonais et
lituaniens organisèrent l’Autodéfense de Warwiszki qui s’administrait en
protégeant le territoire contre les Lituaniens. Le 7 octobre l’accord de
Suwałki mit fin aux tensions. De 1920 à 1922 les
Lituaniens tentèrent sans succès de liquider ce pouvoir auto-proclamé polonais,
attaqué plusieurs fois par des groupes informels de nationalistes. Encore
en janvier 1923 le ministère des affaires étrangères polonais proposait à la
SDN une correction de la ligne de démarcation et l’attribution des territoires
au sud de la rivière Biała Hańcza (à cette époque, la rivière était la
frontière de peuplement polonais et lituanien) en échange de certaines
concessions. Mais le 3 février 1923 le Conseil de la SDN prit la décision du
partage de la bande neutre (de 12 km de largeur, 6 km de chaque côté) et de
fixer la frontière entre les deux États. Les habitants de Warwiszki, désespérés
car ils devaient se trouver dans l’Etat lituanien, décidèrent de s’y opposer
par la force quitte à proclamer une entité politique indépendante. Le 15
février 1923 les armées et les gardes-frontière de chaque côté commencèrent
l’action de récupération des territoires attribués. Les Lituaniens ayant passé
par surprise par la partie polonaise à l’Ouest prirent le village non défendu
de ce côté. Au petit matin du 22 mars les forces de l’Autodéfense polonaise
furent détruites. Une fois le village pris, ses maisons furent incendiées et
les deux autres villages, pacifiés. Leurs habitants traversèrent la frontière
et se réfugièrent en territoire polonais. Varsovie accepta les faits et
interdit toute tentative des insurgés, internés puis libérés, de poursuivre
leur combat contre l’administration lituanienne.
Pendant ce temps-là le
Conseil suprême de la Conférence de paix travaillait à Paris sur les traités et
les solutions concernant les futures frontières de l’Europe. Ainsi en juillet
on décida la création d’une ligne de démarcation entre la Pologne et la
Lituanie le long de la ligne Grodno-Wilno-Dynebourg laissant Wilno du côté
polonais (ligne de Foch). Mais suite à la contre-offensive bolchevique les
Polonais durent abandonner la ville. Le 20 juillet 1920 la Russie bolchevique signa
un accord avec la Lituanie qui allait transmettre Wilno à la République de
Kovno. Le résultat de la bataille de Varsovie permit aux forces polonaises de
s’approcher de la ville.
Le 7 octobre fut signé
donc l’accord de Suwałki entre la Pologne et la Lituanie sur la ligne de démarcation
provisoire depuis la frontière de la Prusse orientale à travers la terre de
Suwałki et le long de la ligne Druskienniki-Orany-Bastuny (station de chemin de
fer près de Lida). Là, la ligne se terminait et Wilno n’était pas incluse par
l’accord. Les Polonais désiraient organiser un plébiscite dans la région (cf.
les plébiscites organisés dans les territoires contestés par la Pologne et
l’Allemagne et prévus par le traité de Versailles : Haute Silésie et le pays de
la Vistule, la Varmie et la Mazurie de la Prusse orientale comme celui au
Schleswig alors que la France n’était pas contrainte à une telle consultation
en Alsace-Lorraine ainsi que la Belgique pour Eupen et Malmedy). Les Lituaniens
n’en voulaient pas (il s’agissait pour eux de la capitale historique qui leur
avait été donnée par les Allemands d’abord puis par les bolcheviks le 27 août
1920).
Europe du traité de Versailles. Carte dressée par Joseph Forest (1867-19 ?)
La
prise de Wilno fut critiquée par les nationalistes polonais de Dmowski qui
s’opposaient à la conception de l’Entre-deux-mers de Piłsudski (reconstitution de
la grande Pologne d’avant les partages du XVIIIe siècle dans une forme fédérale). Après la prise de la
ville on y organisa des cérémonies militaires et religieuses devant l’Ostra Brama qui possède une icône de la Vierge vénérée par les catholiques de ces
contrées.
Le
témoin de cet événement, Tadeusz Święcicki, écrivait : "Grand sanglot de
cette foule agenouillée sur la chaussée. J’ai regardé le Commandant
(Piłsudski). Il restait debout face à l’icône, appuyé sur son sabre, visage
grave et …du dessus des graves sourcils une lourde larme coulait sur ses
moustaches. Śmigły, derrière lui, avait un tic nerveux sur le visage. Le visage
tremblait et des larmes coulaient aussi sur le visage. Et Belina chialait tout
simplement comme un gamin… ".
Plus
tard Piłsudski devait écrire : "Dans aucune ville prise par moi je
n’entrais avec un tel sentiment comme à Wilno".
Et
voici le commentaire concernant la prise de Wilno du journal cracovien Czas
(Temps) : "Après 120 ans d’interruption Wilno retourne à son lien d’avec
la Couronne – et avec elle, ayons l’espoir, toute la Lituanie. […] Car en
vérité la prise de Wilno n’est qu’une première étape dans la reprise de
l’ancienne frontière historique à l’Est mais nous avons tous conscience que
l’on ne peut s’arrêter là".
À la fin de la guerre polono-bolchevique de 1920, lorsque l'armée polonaise était en contre-offensive
depuis le fleuve Niémen, les terres précédemment perdues au profit de l'Armée
rouge sont retournées à la Pologne. Il est devenu clair que c'était également
possible dans le cas des terres occupées en juillet 1920 par l'armée
lituanienne, qui a enfreint le principe de neutralité et, en coopération avec
les bolchevks, a franchi la ligne Foch, attaquant l'armée polonaise et
capturant Troki et la gare de Landwarowo. Cela a contribué à couper la ligne de
retraite de l'armée polonaise du nord vers Orany et Grodno. Dans le cadre de
l'alliance lituano-bolchevique, le 6 août 1920, le gouvernement lituanien
et les autorités militaires soviétiques ont signé une convention sur le
transfert de la région de Święciany et de Vilna, habitée principalement par des
Polonais, aux Lituaniens. C'était une récompense pour les avoir soutenus les
dans la lutte contre le groupe nord des troupes polonaises. Conformément à la
convention susmentionnée, l'armée lituanienne est entrée à Vilna le 26 août,
soit après la victoire de l'armée polonaise sur la Vistule.
En Pologne, des voix s'élèvent pour
réclamer l'intégration de la région de Wilno à la Pologne. Les représentants de
presque tous les partis politiques étaient d'accord sur cette question. Comme
l'a écrit "Czas" de Cracovie (journal d'information et politique publié entre 1848 et 1934) :
Ainsi, au total, la Lituanie centrale couvre une superficie d'environ 38
000 km. a une population de 1 240 000, dont les Polonais représentent 810 000,
les Lituaniens 115 000, les Biélorusses 120 000 et les autres (Juifs) 190 000.
Ainsi, les Polonais représentent plus de 66% et avec les Biélorusses 76%, contre 9% de Lituaniens et 15 % de Juifs. C'est un pays aussi polonais que la
région de Poznań. [...] Est-il possible d'ajouter Grodno, où vivent 23 Lituaniens,
à l'État de Kaunas, ou au district d'Oszmiany, où il n'y a littéralement que 54
Lituaniens sur 180 000 habitants ? Même à Wilno, il n'y en a que 2 000 sur
une population de 128 000.
Ce fut particulièrement clairement
exprimée plus tard par le „Kurier Poranny” (Courrier du matin, journal d'information et politique publié entre 1877 et 1939 à Varsovie) qui était
favorable à Piłsudski:
Il faut affirmer catégoriquement, contrairement à toutes les affirmations
contraires, que personne en Pologne ne souhaitait que Vilnius puisse faire
organiquement partie de l'État polonais renaissant.
Des divergences n'apparaissaient que dans la
planification de la forme ultérieure de ce territoire, ainsi que dans la
manière dont il devait être annexé à la République de Pologne. L'aile droite a
postulé une méthode d'incorporation des régions de Wilno et de Grodno. Pour la
presse de la Démocratie nationale, toutes les créations du fédéralisme étaient
caractérisées non seulement par la bêtise politique, mais aussi par le
fanatisme national. Les gauches, en revanche, étaient favorables au concept
fédéral. "Robotnik" (Ouvrier) a déclaré, entre autres :
Le cas de Wilno est
une question controversée. Les Lituaniens veulent incorporer cette ville, si
profondément polonaise, contre la volonté de la population, par la force dans
l'État lituanien, tandis que les nationalistes polonais veulent simplement
incorporer Wilno à la Pologne, sans tenir compte à nouveau des Lituaniens ou
des Biélorusses. [...] Nous devons nous entendre avec les Lituaniens, tout
comme nous devons nous entendre avec les Ukrainiens.
Cependant, toute action visant à libérer et à prendre
le contrôle de Wilno par des moyens militaires officiels, dans le cadre de la
contre-offensive anti-bolchevique, était impossible en raison des obligations
internationales du gouvernement polonais. Cela inclut par ex. pour l'accord de
Spa, ainsi que la pression du ministère britannique des Affaires étrangères,
qui prédisait la possibilité d'une attaque polonaise. À ce stade, le maréchal
Józef Piłsudski a commencé à considérer la nécessité de mener une action militaire
« non officielle ».
L'ordre du commandement suprême du 29 août organisait
les préparatifs de regroupement dans la direction nord-est du 41e régiment
d'infanterie de Suwałki et de la 4e brigade de cavalerie avec pour tâche de
retirer les troupes lituaniennes de la région de Suwałki. L'ordre comprenait
également un indice sur la division des troupes en unités
"régulières" et "irrégulières".
Les irréguliers comprenaient :
- 212e régiment de lanciers (ulhans) ;
- 211e régiment de lanciers ;
- Division des bénévoles ;
- 1ère division lituano-biélorusse du général
Żeligowski
Des informations furent également données selon lesquelles
la division ci-dessus était conditionnée par des difficultés de nature
politique liées à une action ultérieure au-delà de la soi-disant
"frontière d'État".
La plupart des historiens affirment que déjà à la
mi-septembre 1920, Piłsudski envisageait de simuler une "mutinerie"
de troupes irrégulières qui s'empareraient de Wilno. Elles étaient censées agir
contre les ordres et à l'insu du commandement polonais.
Le maréchal décida de confier le commandement de toute
l'opération à l'un de ses fidèles associés, le général Lucjan Żeligowski en qui il avait confiance
car, comme le maréchal lui-même, il venait de Wilno.
Le 20 septembre, le Haut Commandement de l'armée
polonaise convoqua Żeligowski au quartier général stationné à Białystok mais ce
dernier et son aide de camp, le lieutenant Stanisław Łepkowski, ne s’y
présentèrent que le 30 septembre. Le 1er octobre, il se rendit au train du commandant
en chef. Au cours de la conversation entre les deux militaires,
le maréchal signala ouvertement qu'il était dans l'intérêt de la Pologne de
provoquer un soulèvement de la population locale à Wilno, ce qui ferait
prendre conscience à la diplomatie occidentale que cette ville était habitée
par des Polonais qui ne pouvaient ni ne voulaient être sous domination
lituanienne ou russe.
Piłsudski présenta également au général la nécessité
de nommer une personne qui assumerait l'entière responsabilité de telles
actions. Le maréchal vit ce personnage en la personne de Żeligowski lui-même,
à qui il offrit le commandement de l'opération prévue. Le général ne répondit
pas tout de suite. En tant que fervent partisan de Piłsudski, il ne voyait
aucune objection à l'exécution de l'ordre officieux du maréchal. Cependant, ses
doutes furent soulevés par la possibilité d'accomplir une tâche assez
compliquée avec un si petit nombre de soldats (1500 volontaires) que Józef Piłsudski lui offrait - ne voulant pas attirer les soupçons de l'étranger.
Żeligowski postula qu'il devrait se voir attribuer des forces beaucoup plus
importantes. Les pourparlers suivants eurent lieu le lendemain. À la
suite de ces réunions, le plan d'action fut finalement formé.
Sous l'influence de l'insistance de Żeligowski, les
forces, lui directement subordonnées, furent augmentées. Elles devaient alors compter
environ 14 000 des soldats de la 1ère division lituano-biélorusse et des
volontaires dirigés par le major Marian Kościałkowski.
Parallèlement aux actions militaires, des actions
diplomatiques et politiques furent également lancées. Lors de la réunion de
Grodno, à laquelle participèrent des représentants des Polonais de Wilno, il
fut convenu que l'annexion de la Lituanie à la Pologne se ferait selon les
principes du concept de fédération suggéré par Piłsudski. La question de la
nomination des autorités civiles après la prise de la ville par l'armée de
Żeligowski fut également réglée.
Lorsque les préparatifs de l'action de Wilno battaient
leur plein, l'accord polono-lituanien fut signé à Suwałki (cf. ci-dessus),
marquant la ligne de démarcation entre les forces armées des deux pays et
introduisant une trêve sur cette partie du front. Les négociations à Suwałki se
terminèrent le 8 octobre à 2 heures du matin. La Pologne n'attachait pas
beaucoup d'importance à cet arrangement qui, de son point de vue, ne déterminait
pas le statut de Wilno. Cependant, pour les Lituaniens, ce document était extrêmement
important et, s'y référant, ils soulignaient souvent ensuite que - selon leur
interprétation - il accordait Vilnius à la Lituanie.
Le soir du 6 octobre, la première rencontre entre
Żeligowski et des officiers supérieurs eut lieu. Il leur présenta deux
variantes de capture de Wilno. Le premier supposait le départ du seul régiment
de fusiliers de Wilno. Connaissant les forces lituaniennes plutôt modestes,
Żeligowski prévoyait (sous l'influence de Piłsudski) de déclencher d'abord un
soulèvement dans la ville elle-même, puis de le soutenir avec les forces du
régiment susmentionné. Cependant, un tel plan ne garantissait pas la
réalisation des objectifs visés. De nombreux officiers protestèrent contre lui.
La deuxième variante supposait une opération tous azimuts et elle fut acceptée.
La date du début de l'opération était fixée au 8 octobre et il était prévu de
prendre la ville le même jour.
Le matin du 7 octobre, Żeligowski ordonna un briefing
des officiers, au cours duquel il annonça officiellement la
"rébellion" contre le commandement de l'armée polonaise et le début
d'une marche arbitraire sur Wilno. Ces paroles firent grand bruit parmi les
officiers des rangs inférieurs, qui n'avaient pas pris part au conseil de la
veille. Certains des officiers refusèrent de rompre les contacts avec le
commandement et d'exécuter les ordres de Żeligowski, et d'autres étaient
profondément déprimés. Żeligowski décida alors que les officiers réticents
seraient renvoyés à Grodno. Cependant, la situation était différente chez les
soldats ordinaires, qui n'étaient pas initiés au fond de l'affaire, on leur
disait simplement que leur tâche était de capturer Wilno. Ils ne savaient pas
que cette action avait officiellement les caractéristiques de la rébellion et
de l'insubordination.
Pendant ce temps, Żeligowski lui-même commença à
ressentir des dilemmes. Cela était dû au fait que de nombreux officiers ne
cachaient pas leurs doutes, et aussi que les Alliés avaient déjà remarqué le mouvement
de la division vers la ville. Le général rappela plus tard que c'était le 7
octobre qu'il était le plus proche du doute et de démission du commandement de l'expédition. Certains des officiers exigèrent même qu'il tînt une réunion
où ils voteraient sur la légitimité de l'opération. Żeligowski rejeta de telles
propositions, mais estima que son autorité n'était pas assez grande pour
pouvoir mener l'action par lui-même. Par conséquent, il annula l'ordre émis
plus tôt (à 20 heures) de sortir le lendemain matin. Il contacta Piłsudski,
déclarant qu'il ne disposait pas d'obéissance appropriée parmi ses officiers
subordonnés et devait être remplacé par quelqu'un d'autorité appropriée qui
serait en mesure de mener à bien une mission aussi délicate. En réponse au
télégramme de Żeligowski, Piłsudski décida d'envoyer le commandant de la 3e
armée, le général Władysław Sikorski.
Zeligowski, cependant, changea d'avis. L'ambition et la
peur de l'embarras prirent le dessus. Il
décida de ne pas attendre l'arrivée de Sikorski et renouvela l'ordre de marche
précédemment annulé.
Ainsi
Wilno allait rester polonaise jusqu’en 1939. La suite de son histoire ne relève
pas de cette introduction. Le passé précédant les événements relatés ici ainsi
que l’histoire postérieure font l’objet des parties qui suivent.
Retour aux origines
Wilno
devint la capitale historique d’un Etat naissant en pleine expansion vers le
Sud « libérant » les terres « russiniennes » (de la Rus’ de
Kiev) du joug tatare et adoptant comme langue administrative la langue ruthène
(jusqu’en 1699 c’était la langue administrative et de chancellerie ducale)
avant même l’adoption du christianisme. Les Statuts de Lituanie (The Statutesof Lithuania) ainsi que les actes officiels du duché (The Lithuanian Metrica)
ont été rédigés dans cette langue (ancêtre des futurs biélorusse et ukrainien).
Au
milieu du XIVe siècle le Duché se composait de la Lituanie ethnique (Lituanie
propre, Lituanie cisviliyenne, Lituanie transviliyenne, faisant référence à la
Wilja/ Neris – la rivière, Samogitie – ensemble 80 000 km2, c’est-à-dire 10% du
territoire ducal) et des terres ruthènes (duchés de Kiev, Tchernigov et
Sewierz, de Volhynie et de Podolie – 90%). La Lituanie ethnique comptait circa
300 000 habitants et les terres ruthènes, 1 700 000.
En
ce qui concerne la composition ethnique, on peut supposer, faute de suffisance
de sources, que la « ville » devait être habitée par deux éléments,
lituanien et ruthène. Wilno était situé à la frontière des deux territoires
réunis par Gedyminas en un seul Etat. On peut aussi supposer que l’élément
russinien (ruthène) était plus dynamique sur le plan culturel et économique et
qui dominait l’élément lituanien (encore païen et rural) à quoi il faudrait
rajouter l’élément germanique, bien moindre mais composé de colons invités par
le duc (dans sa lettre envoyée aux villes allemandes en 1323, il invite des
Allemands et des Juifs à venir s’installer dans son bourg). Son petit-fils, Witold (
Vytautas en lituanien) autorise la création du
faubourg ou "Civitas Rutenica", autrement "Ville ruthène" où s'installe la population slave originaire de Połock en Biélorussie, mais aussi de la lointaine Volhynie en Ukraine, de Lutsk et de Włodzimierz, que Witold considérait comme sa patrie. Ainsi la capitale de cet Etat dynamique recouvrant les terres lituaniennes propres et celles de la Rus' de Kiev libérées du joug mongol mais morcelées en principautés, devenait un centre administratif dont la langue officielle était le ruthène.
Le XVe siècle
correspond au lent processus de transformation de la bourgade qu’était Wilno en ville.
Ce
qui est la marque de poids lors du développement de la ville aux XVe et XVIe
siècles c’est sa polonisation. Le moment décisif pour la « ville »
fut l’année 1387, lorsque le Grand-Duc de Lituanie et le roi de Pologne, Wladislaw II Jagellon, après l’Union de Krewo, y organisa le baptême de la
Lituanie et lui donna les droits urbains de Magdebourg. Il commença à y faire
venir des colons, polonais essentiellement. L’année suivante on y installa le
siège du nouveau diocèse (avec l’autorisation du pape Urbain VI) dépendant de
la métropole polonaise de Gniezno. Son premier évêque fut Andrzej Jastrzębiec,
(franciscain polonais, originaire de Cracovie, évêque de Seret/Siret en
Moldavie).
Wilno
se développait rapidement et de nombreux corps de métiers s’y formèrent.
Si l’élément russinien orthodoxe resta ruthène, l’élément lituanien reçut le
catholicisme des mains polonaises et subit l’influence de la culture dominante.
D'autant plus que le pouvoir du roi polonais, et grand-duc en même temps,
commença une politique de colonisation avec l’élément polonais. Ainsi la
bourgade lituano-ruthène du XIVe siècle se transforma , de point de vue
culturel et linguistique, en ville polono-ruthène.
Question de nationalité, de classe, de statut et d'appartenance
Parler de nationalités dès
cette époque-là est une erreur. Ethnie, langue parlée serait plus logique.
Certains chercheurs avancent une thèse, bien connue des historiens marqués par
l’école française comme Shlomo Sand, auteur de Comment le peuple juif fut inventé mais aussi de Crépuscule de
l'Histoire. Parler d’appartenance nationale et/ou confessionnelle mène aussi à
l’incompréhension de la spécificité de cette partie de l’Europe. Encore au
XVIIIe siècle les nobles du royaume de Pologne vivant aux confins orientaux
n’hésitaient pas à passer d’une religion chrétienne à l’autre, y compris à
l’islam. Certains Juifs firent de même (cf. Jacob Frank et ses partisans et le
livre d’Olga Tokarczuk Księgi Jakubowe traduit en français en 2018) pour devenir nobles.
Ainsi le statut de noblesse était plus important dans ce pays que la langue ou
l’ethnie. Cette dernière relevait d’appartenance à une région. Ainsi lituanien
voulait dire originaire du Grand-Duché de Lituanie et cela encore au XIXe
siècle. Le grand poète romantique polonais, Adam Mickiewicz, n’ouvre-t-il pas
son Messire Thaddée, par « Lituanie, ma Patrie… » ?
Le
statut de noble (szlachcic) n’avait pas le même sens qu’en Occident ou en
Russie de Moscou, et les Russes occupant dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle les vastes territoires de la République des Deux Nations n’arrivaient
pas à le comprendre tout en acceptant cette » classe » ou plutôt
ordre (Etat ou « caste ») dont une bonne partie ne possédait pas de
terre. En 1791 la noblesse (szlachta) constituait 8% de la population totale
contre 2% en Occident. Mais si l’on prend l’aspect ethnique ou plutôt confessionnel,
elle représentait 16% de la population polonaise alors que cette dernière à
laquelle il faudrait rajouter les paysans lituaniens (catholiques) formait 53%
de la population totale de la République. Et seule, cette donnée est
historiquement attestée. Son nombre est sujet de controverse car selon Witold
Kula la noblesse constituait 8-10% de l’ensemble des habitants tandis que
Norman Davies avance le chiffre de 6.6%. Sa répartition au XVIIe siècle n’était
pas homogène : dans la région de Łomża (Mazovie) elle représentait 47% des
habitants, dans celle de Wizna (Mazovie aussi) – 45% (la région proche de la
Lituanie « ethnique », tandis que dans la voïévodie de Bracław
(Bratslav en Ukraine actuelle) – 1%, dans la voïévodie de Cracovie – 1.7%, dans
la région de Wieluń (Grande Pologne) – 2.45% et dans toute la Grande Pologne,
elle constituait 4.8% de l’ensemble de la société. Depuis l’instauration de le
République des Deux Nations le terme de noblesse polonaise est assez pertinent
car la noblesse ruthène et lituanienne se soumit à la polonisation progressive
et en même temps la noblesse ethniquement polonaise ne considérait pas les
serfs ou autres paysans parlant le polonais comme faisant partie de la même
« nation » qu’elle. Selon le mythe qui lui était propre, elle
descendait des Sarmates et c’est ainsi qu’elle se voyait comme « nation
noble » dominant les paysans. L’éducation commune qu’elle recevait, à
partir du XVIIe siècle, dans les institutions jésuites en latin lui donnait la
conscience d’appartenance à la même classe et la même culture. Et à tel point
que la littérature baroque polonaise est connue pour l’emploi de mots, phrases
ou autres expressions latines que l’on parle de « macaronismes ». Le
latin, à côté du polonais était encore pendant longtemps, la langue de
communication et de l’administration.
Voici
les catégories de petite noblesse inexistantes en Occident et en Moscovie :
- szaraczkowa
(le nom provient du vêtement, żupan, fabriqué à partir de la laine grise non
teintée) ;
- zagrodowa
(car elle disposait de petites exploitations de zagroda-enclos) ;
- zagonowa
(de zagon, une pitite surface de champ) ;
- cząstkowa
(de petite partie du village possédé) ;
- zaściankowa
(de village, exploitation ou plutôt manoir habité par le noble) ;
- okoliczna
(d’environ, alentours, d'okolica, exploitation ou manoir habité, autre terme
particulier) ;
- drążkowa
(car il n’y avait pas assez de chaises ni de bancs et on s’asseyait sur
d’étroits « bancs » inconfortables voire des rondins) ;
- chodaczkowa
(de sabots fabriqués de l’écorce au lieu de souliers) ;
- gołota
(de goły, nu, car ne possédant pas de terre) ;
- szlachta
brukowa (de bruk, pavé de la chaussée en ville, celle qui vivait en ville,
terme méprisant).
Cf.
Registre des nobles lors des élections des maréchaux de noblesse : ziemiaństwo
- ziemianie en russe, le terme provenant du mot "ziemia" (terre) en
1834 dans la goubernia de Wilno :
http://kresy.genealodzy.pl/gub_wil_87/wyb_szl_1834.html (dans
http://kresy.genealodzy.pl/)http://genealogia.lt/pdfs/szlachta_wilenska.pdf
Les curieux sont invités à
la lecture du grand spécialiste de ces espaces slaves, et de la Pologne en
particulier, Daniel Beauvois (Le Triangle ukrainien non traduit). A lire aussi
:
- Vilnius University and
Polish Schools in the Russian Empire (1803–1832), 2 vol., published in 1977.
The thesis was published in Polish in 1991 and 2010.
Nobles, Serfs and
Inspectors: The Polish Nobility Between Tsarism and the Ukrainian Masses
(1831–1863), published in 1984. In 1985, the book was published in Polish followed
by publications in English and Ukrainian in 1987 and 1996 respectively.
- A Fight for Land in
Ukraine. 1863–1914. Poles in socio-ethnic clashes, published in Polish in 1993
and Ukrainian in 1998.
- The Russian Government
and Polish Nobility in Ukraine. 1793–1830, published in Ukrainian in 2003 and
2007.
- The Gordian Knot of the
Russian Empire. The Government, the Nobles and the People in Right-Bank Ukraine
(1793–1914), published in Russian in 2011.
A
lire aussi : Jolanta Sikorska-Kulesza « Deklasacja drobnej szlachty na Litwie i
Białorusi w XIX wieku » (Perte de statut par la petite noblesse en Lituanie et
Biélorussie au XIXe siècle) ; Copyright by Oficyna Wydawnicza „Ajaks"
1995.
Comme écrit l’auteure,
“l’état des sources et avant tout, absence d’accès à toutes, a eu pour
conséquence que les thèses contenues dans [son] travail (de D. Beauvois) n’ont
pas la même valeur, beaucoup de problèmes nécessitent d’autres recherches.
L’ouverture des archives de l’ex-URSS pour les historiens […] encourage et
oblige (ces derniers) à le faire systématiquement. Le postulat, formulé déjà il
y a 100 ans par Szymon Askenasy, de recherches systématiques et de tous les
aspects de l’histoire du Grand-Duché de Lituanie, reste encore d’actualité”. Ce
processus de “deklasacja” fut bien plus ancien que laisse supposer le travail
de Daniel Beauvois [« Polacy na Ukrainie 1831-1863. Szlachta polska na Wołyniu,
Podolu i Kijowszczyźnie », Paris 1987 ou « Le noble, le serf et le revizor. La
noblesse polonaise entre le tsarisme et les masses ukrainiennes (1831-1863) »,
Paris 1985].
En
effet ce dernier le fait remonter à l’époque post-insurrection de 1830-31. La
vérification des titres de noblesse par l’administration russe commença bien
plus tôt et fut un des moyens du combat de l’occupant contre cet Etat
(noblesse) si étranger à la réalité moscovite, combat mené avec un engagement
et les conséquences différentes dès le début de la domination russe.
Sur
la dégradation de cette classe écrivaient déjà, avant la guerre, Tadeusz
Korzon, Henryk Mościcki, Augustas Janulaitis, Tadeusz Perkowski et plus tard
Mikołaj Ułaszczik, Władimir Nieupokojew et Zuzanna Sambuk, mais cette
problématique est restée marginale dans leurs sujets de recherche.
-
T. Korzon, Wewnętrzne dzieje Polski za Stanisława Augusta, t.I, Kraków. 1882 ;
-
Mościcki, Wysiedlenia szlachty polskiej przez rząd rosyjski, Wschód Polski »,
1921, nr 1 ;
-
A. Janulaitis, Lietuvos bajorai ir ju seimeiliai XIX ami. (1795-1863) , Kaunas.
1936 ;
-
T. Perkowski, Legitymacje szlachty polskiej w prowincjach zabranych przez
Rosję, „Miesięcznik Heraldyczny", 1938, z.5 ;
-
N.N. Ułaszczik, Priedposylki kriestjanskoj rieformy 1861 g. w Litwie i zapadnoj
Bielarussii, Moskwa. 1965 ;
-
W.I. Nieupokojew, Prieobrazowanije biespomiestnoj szlachty w Litwie w podatnoje
soslowije odnodworcew i grażdan (wtoraja triet' XIX w.), (ds:) Riewolucjonnaja
situacija w Rossii 1859-1861, t.VI, Moskwa 1974 ;
-
S.M. Sambuk, Politika carizma w Bielarussii wo wtoroj polowinie XIX w. Minsk
1980).
Et aussi :
- I. Rychlikowa, Tatarzy litewscy 1761-1831 częścią szlachekiego stanu ?
KH,1990, zeszyty (cahiers).3-4; et Carat wobec polskiej szlachty na ziemiach
zabranych w latach 1772-1831 ,KH, 1992, z.2;
- L. Zasztowt, Koniec przywilejów—degradacja drobnej szlachty polskiej na Litwie
historycznej i prawobrzeżnej Ukrainie w latach 1831-1868, „Przegląd
Wschodni", 1991, z. 3 ;
- T. Bairasauskaite, Sytuacja prawna Tatarów litewskich w guberniach zachodnich
Cesarstwa Rosyjskiego (przed rokiem 1869), Przegląd Wschodni", 1992/1993,
z. 3(7).
Retour au passé
suite
En
revenant à l’histoire d’avant l’Union de Lublin, il faut savoir que le roi et grand duc, Sigismond Auguste favorisait Wilno qu’il considérait comme s’il s’agissait de sa ville
natale. Il y séjourna souvent et plus longtemps que dans aucune autre ville de
Pologne, plus que son père Sigismond l’Ancien vivente rege. Durant le court mariage avec Elisabeth de Habsbourg, le
jeune couple résida dans la capitale lituanienne (1543-45) et c’est ici qu’il
épousa en 1547 et en secret Barbara Radziwiłł, qui était son amante encore
avant la mort d’Elisabeth. Le mariage fut le résultat du complot du frère
Mikołaj le Roux (futur chef calviniste en Lituanie) et du cousin Mikołaj
Krzysztof le Noir. Luthérien d’abord (il avait reçu une bonne formation
humaniste à l’université de Wittenberg) puis, en correspondance avec Calvin, il
rejoignit l’Eglise réformée dont il devint le protecteur dans le royaume, il
combattit le catholicisme et l’orthodoxie dans ses latifundia en Lituanie et en
Petite Pologne.
Le
mariage produisit un grand scandale dans le royaume et la noblesse polonaise
s’y opposa mais le beau-père, Sigismond l’Ancien, tint bon et Barbara fut
reconnue reine, juste un an avant sa mort. Elle fut enterrée dans la cathédrale
de Wilno en 1551. Son mariage avait rehaussé l’importance des Radziwiłł qui allaient
entamer une grande carrière politique et militaire dans le royaume, et d’autres
magnats lituaniens (familles princières : Czartoryski descendant de
Gedyminas, Ostrogski, Wiśniowiecki des Riuorikides, Giedroyć, Sapieha mais
aussi celles des Tyszkiewicz, Pac etc.). Ces familles contribuèrent à
l’embellissement de la ville par la construction de leurs résidences.
Stefan Batory, régnant après l’intermède d’Henri de Valois, prit aussi soin de la
ville (il allait fonder l’Académie jésuite devenue l’université portant son nom), de même que
ses successeurs ainsi que l’aristocratie lituanienne. Wilno se transforma non
seulement en un centre politique et économique mais aussi en un important
centre culturel dont la société allait être bouleversée par les premiers échos
de la Réforme.
Ainsi l’un des plus
influents magnats à la cour, Michał Radziwiłł le Noir, fonda une imprimerie à
Brest Litovsk où il publia Le Petit Catéchisme de Luther (cf. Dzieje
chrześcijaństwa na Litwie, réd. V. Ališauskas : Warszawa 2014, p. 33). Selon V.
Ališauskas, « la communauté luthérienne en Lituanie se considérait comme
faisant partie de l’Eglise catholique, comme un de ses piliers et seulement
l’aversion des évêques catholiques et son appellation d’hérétique, provoqua
qu’elle commença à fonder ses propres cimetières, églises et cathédrales à côté
des installations catholiques ». Après la création de l’Eglise protestante
séparée s’en suivit la division interne en luthériens, calvinistes et
antitrinitaires.
Devenue le cœur du
calvinisme lituanien grâce à l’activisme des Radziwiłł (cf. ci-dessus), la
ville le restera malgré la Contre-Réforme qui s’y manifesta rapidement par la
présence des Jésuites, installés dès 1569. La guerre pour les âmes commençait.
Gagnée finalement par ces derniers, le nombre de protestants diminua au cours
du XVIIe siècle. Mais grâce à ces rivalités, Wilno, pas comme d’autres villes
polonaises, vécut une période exceptionnelle sur le plan civilisationnel
(multiethnicité, multiconfessionalisme, dynamisme des nobles riches et
relativement indépendants du pouvoir royal, une bourgeoisie naissante, statut
de capitale du Grand-Duché).
Le pouvoir des Jésuites se
renforça avec la transformation de leur institution en Academia societatis Iesu
par le roi, Stefan Batory en 1579. Son premier recteur fut Piotr Skarga. Cette
fondation allait permettre le développement de l’imprimerie grâce à l’argent du
protecteur de l’ordre, Mikołaj Krzysztof Radziwiłł dit Sierotka (orphelin). Ce
dernier, calviniste au départ, car fils de Mikołaj Radziwiłł le Noir, après le
séjour à Rome où il avait rencontré Giovanni Francesco Commendone, StanislasHosius et Piotr Skarga, se reconvertit au catholicisme en 1567. A partir de ce
moment-là les imprimeries polonaises et ruthènes se multiplièrent. A la fin du
XVIe siècle y furent imprimés les premiers livres en letton et lituanien ce qui
est considéré comme le début de la littérature de ces deux langues. Le XVIe
siècle est aussi l’époque de l’arrivée, en même temps que la Réforme, de la
Renaissance à Wilno. L’aristocratie lituanienne s’en empara pour faire
construire ses résidences dans le nouveau style, dans la ville et ses environs.
De même le pouvoir ducal et royal fit transformer les deux châteaux de la
capitale. L’initiateur de cette tendance fut le jeune Sigismond Auguste qui,
une fois roi, y envoya de Cracovie de nombreux architectes, sculpteurs,
menuisiers, fondeurs, graveurs, monnayeurs, orfèvres et même ferronniers et
serruriers.
La
ville fut le lieu de signature d’actes importants en relation avec la politique
de la Pologne (1re puissance de la région) face à l’Ordre Teutonique en voie de
sécularisation.
Le
28 novembre 1561 on y signa le 1er traité de Wilno.
Le
traité fut signé entre l’archevêque de Riga, le Grand Maître Gotthard Kettler
et les états de Livonie (Livland en allemand, anciens territoires de l’Ordre
des Chevaliers Porte-Glaive défaits par les Lituaniens au XIIIe siècle et
incorporés à l’Ordre Teutonique) qui, cette dernière, se plaça comme vassal
sous la protection du roi et grand-duc. Seulement Riga (ville hanséatique) s’y
opposa car elle désirait son incorporation à la Pologne considérant que la
Lituanie n’était pas en mesure de garantir ses intérêts. Sigismond promit qu’à
la prochaine réunion de la Diète de Couronne la région allait être y rattachée,
garantit la liberté de culte (le luthéranisme y gagnait en importance face aux
catholiques), les droits et privilèges. Kettler devint son gouverneur et reçut
comme fief héréditaire la partie de la Livonie sur la rive gauche de la Dźwina
(Düna en allemand, Dauguva en lituanien) - duché de Courlande et Sémigalie. La
conséquence de ce traité fut la sécularisation de l’Ordre Teutonique dans son
ensemble. Le reste de la Confédération de Livonie fut incorporé avec Riga au
Grand-duché de Lituanie comme duché (Księstwo Zadźwińskie en polonais, Ducatus
Ultradunensis en latin) puis à partir de l’Union de Lublin (1569) l’ensemble de
l’ancienne Confédération (Inflanty en polonais) passa directement à la
République des Deux Nations. Et jusqu’à leur perte partielle au profit de la
Suède, les Inflanty étaient considérés comme propriété des deux (Lituanie et
Pologne). En 1598 la nouvelle législation votée à Varsovie (Ordinatio Livoniae
II) admit aux charges publiques la noblesse locale germanique en alternance ce
qui de fait égalisait le duché des Inflanty avec les deux autres composantes de
la République unifiée. Mais après la guerre avec la Suède la majeure partie du
duché fut rattachée aux Inflanty suédois (Svenska Livland) en 1621 ce qui fut
confirmé par la paix d’Altmark en 1629. La partie orientale, gardée par la
Pologne fut transformée en voïévodie d’Inflanty, avec Dyneburg (Dünaburg) comme
chef-lieu (et lieu de la réunion de la diétine), et qui envoyait 3 sénateurs
(voîévode, évêque et castellan).
Le
2e Traité de Wilno, signé le 1 août 1559, entre l’Ordre Teutonique et les
Lituaniens, le grand Maître Gotthard Kettler plaçait toute la Livonie sous la
protection de Sigismond Auguste in fidem, clientelam et proprietatem.
Le
roi la recevait en son nom et de ses héritiers pour la défendre contre la
Moscovie , en tant que récompense de dépenses de guerre. Comme caution l’Ordre
donnait au roi la partie du sud-est du pays avec Dyneburg et Lucyn (Ludsen en
allemand) alors que l’archévêque de Riga lui cédait les châteaux de
Marienhausen et Lenewarth. Mais Kettler ne sut pas défendre la Livonie contre
les Moscovites malgré le secours de Mikołaj Radziwiłł ce qui provoqua le
mécontentement de l'inéficacité de l’aide lituanienne. L’évêque d’Oesel, Jean
Monichhausen vendit son diocèse (îles de Oesel et Dago, la partie occidentale
du Nord de l’actuelle Estonie) au roi du Danemark alors que Rewel (Tallinn) se
plaça sous la protection de la Suède. A cause de l’incapacité des Lituaniens,
les états de Livonie avec la Grand Maître, Kettler, l’archevêque Wilhelm et la
ville de Riga décidèrent de contracter une nouvelle alliance, élargie à la
Couronne de Pologne. Ce traité eut comme conséquence l’éclatement de la guerre
nordique de Sept Ans (1563 – 1570).
Quant
aux Juifs, les premiers commencèrent à s’installer dans les faubourgs à la fin
du XIVe et au début du XVe siècle durant la domination sur la ville de Vytautas
(Witold en polonais). En 1551 deux marchands juifs de Cracovie, Szymon
Doktorowicz et Izrael Józefowicz – reçurent du roi Sigismond Auguste le
privilège de location et d’activité économique. Plus tard on autorisa
l’installation de Juifs dans les propriétés de grands oligarques de la
région.
Les
rois de Pologne (Jagellon) poursuivirent cette politique. Au début du XVIe les
Juifs expulsés d'Espagne, du Portugal, de l'Empire (y compris l'Autriche et la
Bohême) venaient s'installer dans les territoires du royaume de Pologne et du
Grand-Duché de Lituanie. Selon Rebecca Weiner (The Virtual Jewish History
Tour-Poland), au milieu de ce siècle les 80% des Juifs du monde y
vivaient.
La
période la plus heureuse pour les Juifs polonais fut le règne de Sigismond le Vieux qui cherchait à les protéger voire à en distiguer leur représentants
les plus méritants et en 1525 il anoblit l’un d’eux (Michał Ezofowicz, frère du
trésorier lituanien; cf. Ryszard T. Komorowski, Herby szlachty pochodzenia
żydowskiego dans „Genealogia i heraldyka”. 4, 2001) et en 1534, il supprima la
loi les obligeant de porter un vêtement distinct. En 1547 fut ouverte la
première imprimerie juive à Lublin.
Sigismond II Auguste continua la politique de son père octroyant aux Juifs par exemple
une autonomie dans la gestion municipale. En 1567 eut lieu la fondation de la
1re yeshiva. Cette politique de tolérance des rois de Pologne fut naître la
phrase „[La Pologne était] le ciel pour la noblesse, le purgatoire pour les
bougeois, l’enfer pour les paysans et le paradis pour les Juifs” (Joanna
Tokarska-Bakir. Żydzi u Kolberga dans „Rzeczy mgliste. Eseje i studia” 2004).
En 1568 le roi publia une série de privilèges de non tolerandis Christianis
pour les villes juives interdisant aux chrétiens leur installation par exemple
à Kazimierz (faubourg de Cracovie) ou dans le quartier juif de Lublin.
Soldats lituaniens du XVIe
Suite
à la guerre lituano-russe (1558-1570), après la prise de Polotsk par les armées
moscovites en 1563, le tsar Ivan le Terrible ordonna la noyade de tous ses
habitants juifs dans la rivière Dvina (occidentale). Cet événement annonçait
l'avenir de la politique anti-juive des tsars comme l'interdiction qui leur
était faite de s'installer dans les territoires moscovites alors que la
noblesse lituano-polonaise imposait aux rois électifs la tolérance religieuse
par la Confédération de Varsovie suite à la mort sans héritier de Sigismond
Auguste et avant l'élection d'Henri de Valois.
Ivan IV le Terrible envoie ses émissaires en Lituanie. Miniature moscovite du XVIe
La
liberté déclarée de culte en 1573 profita aussi aux Juifs qui, cette année
même, construisirent à Wilno la première synagogue. La rue qui y menait reçut
le nom de juive.
Stefan
Batory fut aussi très tolérant à l'égard des Juifs. Il leur permit de faire du
commerce même pendant les fêtes chrétiennes (cf. Bernard Dov Weinryb: The Jews
of Poland: a social and economic history of the Jewish community in Poland from
1100 to 1800. Jewish Publication Society, 1973, p. 144).
En
1580, il convoqua la Diète des Quatre Pays (Va'ad Arba' Aratzot avec le siège à
Lublin), une organisation centrale de l’autonomie juive dans la Couronne. La
diète devait voter la levée de l’impôt pour la guerre contre la Russie. Les
Juifs du Grand-Duché avaient été incorporés à l’instance juridictionnelle
autonome juive en 1569. Mais en 1623, les communautés juives du Grand-Duché de
Lituanie allaient s’en retirer et constituer leur propre Conseil du Pays de
Lituanie. Cette date allait marquer la division entre le judaïsme litvak et le
judaïsme poliak.
Les
Juifs s’isolaient de leurs voisins chrétiens. Cela convenait aux rabbins
dirigeant les différents kahals et au clergé catholique. Ainsi l’assimilation
et une meilleure connaissance réciproque étaient difficiles voire impossibles.
Bien que les Juifs vécussent dans les villes ils ne participaient pas aux
élections municipales car ils relevaient de la juridiction des voïévodes donc
exclus de la gestion municipale. Ils restaient de fait soumis au pouvoir de leurs
rabbins, anciens ou juges (dayyanim). Dans les communautés juives
apparaissaient parfois des conflits et des malendendus à l’occasion desquels on
convoquait des rabbins. Réunis en Conseil, une à deux fois par an, à l’occasion
de la foire de Lublin puis à Jaroslaw en Galicie. Wilno n’était pas encore la
Jérusalem du Nord.
Le
successeur, Sigismond III Vasa légalisa en 1593, la colonisation juive à Wilno
et permit la fondation du cimetière, du mikvé et de la boucherie kascher.
Le
nombre de Juifs dans les territoires lituano-polonais est estimé à
10-20 000 au début du XVIe, 150 000 entre la fin du XVIe et le début
du XVIe (2% de la population totale) et en 1600 – 300 000. D’autres
estimations parlent de 80-100 000 au début du XVIIe et 200 000 au
milieu (avant 1648, début du soulèvement de Chmielnicki, cf. mon article Le triangle
volhynien). Elie Barnavi et Denis Charbit, dans leur Histoire universelle des
juifs, avancent un chiffre exagéré d’"un million d’âmes".
Les Juifs de Pologne XVIIe et XVIIIe siècles
Le
temps de paix allait bientôt se terminer. Ainsi le 10 juillet 1591 la foule
catholique provoqua des troubles à caractère confessionnel. L’église, la maison
et l’hospice calvinistes furent incendiés.
Presque
rien ne s’est conservé de cette période bénie du XVIe siècle. Incendies et
troubles dus aux guerres du XVIIe et XVIIIe siècles firent disparaître la
plupart des monuments de cette époque. Les Russes, après les partages de la
Pologne achevèrent l’œuvre de la destruction.
La République des Deux Nations à son apogée vers 1600
Le nom officiel de l’Etat polonais avant
les partages était Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie (en
lituanien : Lenkijos Karalystė ir Lietuvos Didžioji Kunigaikštystė, en
ukrainien : Королівство Польське та Вели́ке князі́вство
Лито́вське
Korolivstvo Polśke
ta Vełyke
Kniazivstvo Łytovśke, en biélorusse : Каралеўства
Польскае
і Вялікае
Княства
Літоўскае
Karaleŭstva
Polskaje i Vialikaje Kniastva Litoŭskaje). Jusqu'au XVIIe siècle, le nom
latin utilisé dans les traités internationaux et les relations diplomatiques
était Regnum Poloniae Magnusque Ducatus Lithuaniae. A partir du XVIIe l'Etat
était connu sous le nom de Serenissima Res Publica Poloniae, République de
Pologne ou République du Royaume de Pologne.
Ses habitants utilisaient communément le
terme « République » (Rzeczpospolita, en russe Рѣч Посполита
Riecz Pospolita, en lituanien Žečpospolita). En Occident on employait le
simple terme Pologne. Le terme République des Deux Nations (Res Publica
Utriusque Nationis) fut utilisé suite à la Constitution
votée
par la Diète le 3 mai 1791. Cet Etat était souvent appelé République nobiliaire
ou Ire République. Sa capitale était
Cracovie (lieu de couronnement des rois mais Varsovie la devint de fait sous le
règne de Sigismond III Vasa. On y convoquait la Diète. Les langues administratives
de cet Etat étaient le latin et le polonais qui, ce dernier, joua le même rôle
que le français dans Regnum Francorum puis Regnum Franciae, avec la spécificité
de l’usage massif du latin par le clergé et la noblesse formée dans les
collèges jésuites. Une forte polonisation était en marche depuis le XVIe
siècle auprès des nobles lituaniens, biélorusses et ukrainiens (ruthènes).
Cette polonisation continua à l’Est durant l’occupation russe. Le pouvoir tsariste poussa une partie de la noblesse et de commerçants, artisans et
propriétaires de manufacture et autres, dont une partie de la population juive,
à adopter la langue de l’occupant. Les raisons pratiques voire une véritable
politique de russification adoptée par les autorités produisit des effets sur
une partie de la population, d’autant plus sur la population slave, non
polonaise, dont la proximité linguistique et religieuse avec les Grands Russes, facilitait le
processus. Quant aux Lituaniens, il faut rappeler que durant l’indépendance
puis l’autonomie du Grand-Duché de Lituanie la slavisation de la noblesse
lituanienne était en cours. Au moment de la grande expansion de l’Etat qui «
libéra » les terres ruthènes du joug tatare, la langue adoptée par les ducs était
le proto-biélorusse. Donc le passage au polonais, plus tardif, n’était que la
conséquence du processus plus ancien et de fait, déjà accompli au moment de
l’incorporation du duché au royaume.
L'Union de Lublin avait eu comme conséquence la polonisation de la noblesse, du clergé et des bourgeois. Durant plus d'un siècle ce processus s'approfondit malgré des résistances en Ukraine et dans le Grand-Duché de Lituanie. Le fédéralisme de jure ne permettait pas de conserver les spécificités linguistiques des régions non polonophones. Mais les paysans soumis à l'asservissement de plus en plus impitoyable restaient à l'écart de ce phénomène culturel. Les masses paysannes ne pouvaient pas espérer de participer à la construction de l'Etat qui, de fait, était nobiliaire et excluait aussi les habitants non nobles des villes. Ces dernières pouvaient prétendre à une certaine autonomie voire liberté (Gdansk-Dantzig) si elles appartenaient à la Couronne mais beaucoup de bourgs et villes étaient privés. Leurs seigneurs étaient les grands magnats lituaniens ou polonais et qui s'y comportaient comme despotes. Les bourgs juifs vivaient en une séparation quasi totale du reste la population chrétienne. Seuls leurs habitants actifs au-delà de leur lieu de résidence comme les négociants et les marchands pouvaient et devaient connaître la langue polonaise à l'échelle de l'Etat et/ou les langues locales parlées par la population voisine de leurs bourgades (shtetl).
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