I. Attitude des puissances copartageantes
concernant l'indépendance de la Pologne au début du conflit
Dès le début de la guerre il était clair que les territoires polonais allaient devenir l'arène des actions militaires sur le front oriental. Le système des alliances en décidait ainsi et les copartageants se retrouvaient dans la perspective de confrontation évidente : la Russie faisait partie de l'Entente alors que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie formaient les Puissances centrales. Chaque État mobilisa des centaines de milliers de soldats d'origine polonaise. La position de la population polonaise avait une importance capitale car elle fournissait des soldats tout en constituant l'arrière des armées en guerre, habité par les civils. Les gouvernements russe, allemand et autrichien cherchaient à obtenir l'appui des habitants concernés. Mais au début la question polonaise ne paraissait pas comme évidente et aucune puissance belligérante n’envisageait une sorte d'autonomie sans parler d'indépendance de la Pologne.
Le 9 août 1914 le commandement
général autrichien publia un appel dans lequel les Puissances
centrales s'adressaient aux Polonais de l'Empire russe en lançant
des lieux communs dans une phraséologie circonstancielle.
A la nation polonaise!
Les armées apportaient la liberté et l'indépendance, et appelaient les Polonais à s'unir aux « États alliés » afin de « chasser les hordes asiates », sans clarifier comment elles allaient mettre en forme les slogans annoncés. On sait que la classe politique allemande était opposée à l'idée de la reconstitution de l’État polonais même sur les territoires russes. Les promesses vagues allaient bientôt être confrontées à la réalité.
A la nation polonaise!
Par la volonté du Tout-Puissant, qui
dirige les destinées des nations et par ordre de leurs monarques les armées
alliées de l'Autriche-Hongrie et de l’Allemagne traversent la frontière, vous
apportent de cette façon à vous, les Polonais, la libération du joug de
moscovite. Accueilliez nos étendards avec confiance, car ils vous assurent la
justice.
Ces étendards ne vous sont pas
méconnus à vous et à vos compatriotes. Car depuis un demi-siècle votre grande
nation se développe merveilleusement sous les sceptres de l'Autriche-Hongrie et
de l'Allemagne, et vos traditions pleines de gloire du passé sont liées en
particulier depuis l'époque du roi Jean Sobieski qui s'empressa à venir en aide
les Etats menacés des Habsbourg, aux traditions de vos voisins à l'ouest.
Donc, nous les savons bien et nous
reconnaissons les qualités exceptionnelles de la chevalerie et de la Nation Polonaise.
Nous voulons supprimer les barrières qui vous entravaient vos contacts les plus
étroits avec la vie de l'Occident, nous voulons ouvrir devant vous tous ses
trésors et ses réalisations spirituelles et économiques. C’est est notre grande
tâche qui est liée à but de notre campagne.
Nous n’avons pas cherché la guerre. La
Russie a utilisé depuis longtemps comme arme la calomnie et le harcèlement, n'a
pas hésité enfin à prendre ouvertement part de ceux qui ont tenté d’effacer les
pistes du crime dirigé contre la dynastie austro-hongroise et qui ont profité
de cette occasion pour attaquer la Monarchie et son allié allemand. Cela a
forcé notre distingué Seigneur, à qui l'Europe, depuis des décennies, doit la
paix, à prendre les armes.
Tous les habitants de la Russie, qui se
trouveront sous notre protection grâce à la victoire de nos armées alliées, peuvent
attendre de nous, vainqueurs, de la justice et de l'humanité.
Les armées apportaient la liberté et l'indépendance, et appelaient les Polonais à s'unir aux « États alliés » afin de « chasser les hordes asiates », sans clarifier comment elles allaient mettre en forme les slogans annoncés. On sait que la classe politique allemande était opposée à l'idée de la reconstitution de l’État polonais même sur les territoires russes. Les promesses vagues allaient bientôt être confrontées à la réalité.
Le 2 août l'armée allemande entra à
Kalisz, ville-frontière sur la Prosna, déclarée ville ouverte et
évacuée par les Russes. Durant les jours suivants
la Wehrmacht puis la Landwehr détruisirent complètement une des plus anciennes villes de Pologne
alors qu'elle ne représentait pas un objectif militaire particulier.
Cette destruction barbare est relatée par Maria Dąbrowska dans
« Nuits et Jours » et peut être considéré comme un crime
de guerre, non reconnu par Berlin qui envoya en septembre le général
Hindenburg. Ce dernier déclara qu'il s'agissait d'une destruction
« par imprudence ». L'occupation d'une partie du Royaume
du Congrès dès 1914 fut vécue par les habitants comme période de
répression et terreur.
Original de l'appel aux Polonais du commandant russe , conservé dans une famille de Mazovie
Le 14 août 1914 le grand-duc,
Nicolas Nikolaïevitch de Russie,
publia l'appel au peuple polonais. Il y annonçait l'effacement des
« frontières déchirant en morceaux la nation polonaise ».
Il l'invitait à s'unir sous le sceptre du tsar, sous lequel
« renaîtra la Pologne libre dans sa foi, sa langue et
son gouvernement autonome ». On y postulait la réunification
de toutes les terres polonaises arrachées à l'Allemagne et à
l'Autriche-Hongrie et l'octroi des libertés civiques sans préciser
lesquelles. Pas un mot sur l'autonomie politique. On appelait au
combat contre les Germains. Des témoignages relatent les acclamations des troupes russes entrant à Varsovie et l'engagement des nobles dans l'armée du tsar pour fonder un régiment polonais. Les sentiments pro-russes pouvaient s'expliquer sans doute par l'espoir de l'internationalisation de la cause polonaise. Un autre sentiment était lié à l'idée du combat du slavisme contre le germanisme. L'enthousiasme fut beaucoup plus grand parmi les intellectuels et hommes politiques français qui espéraient un rapprochement russo-polonais.
A la même date le commandement allemand et austro-hongrois publiait un autre appel.
Polonais!
Clemenceau dans "l'Homme Libre", 16 août 1914
A la même date le commandement allemand et austro-hongrois publiait un autre appel.
Polonais!
S’approche le moment de la libération
du joug moscovite. Les troupes alliées de l'Allemagne et de
l'Autriche-Hongrie traverseront bientôt la frontière du Royaume de Pologne. Les
Moscovites battent déjà la retraite. Tombe leur domination
sanguinaire qui pèse sur vous depuis plus de cent ans. Nous venons à vous comme
des amis.
Faites-nous confiance! Nous vous
apportons la liberté et l'indépendance pour laquelle ont tant souffert vos pères.
Que la barbarie orientale cède devant la
civilisation occidentale, commune à vous et à nous. Levez-vous, en souvenir de
votre grand et glorieux passé. Rejoignez les troupes alliées. Ensemble nous
expulserons des frontières de Pologne les hordes asiates.
Nous apportons de la liberté y comprise
confessionnelle, le respect de la religion, si terriblement opprimée par la
Russie. Que du passé et du présent arrivent à vous les gémissements de Sibérie et le massacre
sanglant de Praga, et le martyre des uniates.
Avec nos étendards viennent à vous la
liberté et l'indépendance.
Aucun de ces appels ne fut signé par
le monarque ou le gouvernement (le tsar refusa même de recevoir une délégation de Polonais venus le remercier, le comte Tisza, président du Conseil des ministres autrichien était opposé à la reconstitution d'un État polonais). Il s'agissait d'une démarche propre du
commandement militaire qui cherchait à recruter des soldats et à
s'assurer l'appui des civils et au-delà une sympathie des Polonais vivant de l'autre côté. La proclamation du grand-duc aura permis à la Russie de troquer son image d'oppresseur des peuples contre celle de grand rassembleur des Slaves face au germanisme (l'entrée en guerre de la Bulgarie du côté des Empires remettra en question cette idée reçue pour la rendre caduque). Lorsque l'armée russe s'empara de la Galicie à la fin de l'été 1914, le général gouverneur russe Bobrynski déclara à Lemberg (Lwów ou Léopol) que la Galicie était une terre russe depuis des siècles et ordonna l'usage exclusif du russe, ferma les écoles, interdit l'Eglise uniate.
Les pays de l'Entente, le Royaume Uni
et la France principalement, considéraient la question polonaise
comme relevant des affaires intérieures de la Russie, et ce malgré la formation d'un "Comité des volontaires polonais" qui permit la constitution dès le 25 août 1914 de détachements de "Bayonnais" sur le sol français (cf. mon article sur la création de l'Armée bleue).
II. Le changement d'attitude des puissances
belligérantes pendant la Guerre
Attaque des armées allemandes en direction de Varsovie, septembre-octobre 1914
La situation sur le front de l'Est à
partir de 1915 modifia l'attitude des puissances. En effet le Royaume
du Congrès fut occupé en été 1915 (Varsovie le 5 août). Les
armées russes évacuèrent les usines et des centaines de milliers
de Polonais lors de la retraite (certains se retrouvèrent déportés jusqu'en Sibérie). Le chancelier von Bethmann Hollweg prononça un discours au Reichstag en affirmant que: "le pays délivré du joug moscovite marchera vers un avenir heureux (...), le pays occupé par nous sera gouverné justement, les blessures faites par les Russes, nous les soignerons". Et le 5 novembre le Kaiser et François-Joseph proclamèrent:"... inspirés du désir de préparer un avenir heureux aux régions polonaises arrachées à la domination russe, créant dans ces régions un Etat autonome sous forme de Royaume de Pologne". Le territoire (gouvernement général militaire) fut divisé en deux
zones : allemande avec Varsovie et autrichienne avec Lublin,
comme sièges du commandement.
Exécution de prisonniers à la Citadelle de Varsovie
Gouvernement général militaire du Royaume de Congrès, allemand au nord et autrichien au sud 1915-1918
En France, suite aux pressions russes, le gouvernement stoppa le recrutement et les unités de volontaires polonais, déjà formées (Bayonnais et Reuillois), furent incorporées dans la Légion étrangère alors que la presse polonaise fut censurée bien plus que celle paraissant en Russie selon le consul français, Velten, résidant à Moscou.
Les dirigeants français ne voulaient pas de l'indépendance polonaise. L'opinion publique française, non plus, n'envisageait pas une telle perspective encore en mars 1916. En avril un mémorandum provenant du Quai d'Orsay et non signé déclarait que "...l'action de la France et de l'Angleterre aux négociations de paix devra s'exercer contre la proclamation de l'indépendance absolue de la Pologne (...), le peuple polonais est de tous les peuples slaves le moins stable de caractère (...) le laisser disposer librement de sa diplomatie, de son statut, de son armée présenterait les plus graves dangers pour les Alliés. Quel peuple sera le plus acquis à devenir un instrument du germanisme ? "
Les dirigeants français ne voulaient pas de l'indépendance polonaise. L'opinion publique française, non plus, n'envisageait pas une telle perspective encore en mars 1916. En avril un mémorandum provenant du Quai d'Orsay et non signé déclarait que "...l'action de la France et de l'Angleterre aux négociations de paix devra s'exercer contre la proclamation de l'indépendance absolue de la Pologne (...), le peuple polonais est de tous les peuples slaves le moins stable de caractère (...) le laisser disposer librement de sa diplomatie, de son statut, de son armée présenterait les plus graves dangers pour les Alliés. Quel peuple sera le plus acquis à devenir un instrument du germanisme ? "
Les rares partisans de la cause sont Joseph de Lipkowski, pour des raisons évidentes, et le député-maire radical de Lyon, Edouard Herriot qui osa exprimer publiquement sa position en faveur d'une Pologne indépendante.
Lors d'une visite à Paris en mai 1916 de représentants russes (Milioukov, Wielpolski et Protopopov, ministre de l'intérieur) la question fut abordée et le manifeste du grand-duc Nicolas allait être appliqué: "Après la guerre, le gouvernement russe s'intéressera à l'installation d'une Pologne unie, avec son propre parlement, son propre gouvernement et sa propre langue" Le ministre Sazonov convainquit le tsar d'accorder l'autonomie à la Pologne.
Les Empires centraux tentèrent de gagner l'opinion publique polonaise en permettant le fonctionnement de nombreuses institutions, organisations ou associations mais sans faire de déclarations politiques engageantes. De fait, ils espéraient une victoire rapide sur l'Empire russe. Mais face à l'enlisement à l'Ouest et l'évolution militaire à l'Est, en 1916, ils commencèrent à sentir le manque de recrues pour les armées et de matières premières nécessaires pour continuer l'effort de guerre. Le pouvoir en Allemagne fut confisqué par les militaires qui, se rendant compte de la situation, trouvèrent des solutions. Les hommes de la Pologne russe ne pouvaient pas être soumis à la conscription et ne se précipitaient pas comme volontaires pour rejoindre les Puissances centrales. Dans ce contexte ces dernières proclamèrent l'Acte du 5 novembre 1916.
D'abord François-Joseph annonça le 4 novembre la séparation de la Galicie en tant qu'élément autonome de la double monarchie puis le 5, les empereurs d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie proclamèrent la naissance du Royaume de Pologne à partir des territoires russes occupés. L'Acte ne précisait ni les frontières ni la date ni l'organisation des pouvoirs polonais mais l’État devait être une monarchie constitutionnelle et héréditaire. Il fonderait les Forces armées polonaises qui devraient collaborer avec l'armée allemande. Trois jours plus tard on appelait les hommes à rejoindre ces forces. Derrière les intentions évidentes se révélait l'importance d'un tel acte perçu par l'opinion polonaise et internationale comme annonce de la renaissance de la Pologne après 123 ans de partition par ses voisins. Par son internationalisation l'affaire cessait d'être interne aux empires copartageants et cela de leur propre initiative.
La Russie protesta aussitôt
considérant l'Acte du 5 novembre comme non conforme au droit
international. Les puissances de l'Entente ne restèrent pas sans
réaction : le 7 décembre 1916 la Chambre des députés italienne vota
la motion de la nécessité de la restitution de l’État polonais
et le tsar Nicolas II, dans dans son ordonnance aux armées et
flottes du 25 décembre, annonçait que l'un des buts de la guerre pour la
Russie était « la création de la Pologne libre, composée de
toutes les trois parties, séparées jusqu’à là ».
La future Pologne devait posséder sa propre administration, son
gouvernement et son armée. En janvier 1917 les chefs de gouvernement
britannique et français appuyèrent l’entreprise polonaise du tsar.
C'est pour la
première fois que la diplomatie internationale avançait l'idée de
la renaissance de la Pologne à partir des trois territoires partagés
entre la Russie, l'Autriche et la Prusse comme un État indépendant.
Les monarques concernés ne le garantissaient pas.
III. L'attitude de la Russie suite aux révolutions de février et d'octobre
Le
15 mars du calendrier grégorien abdiquait le tsar Nicolas II et le
pouvoir passait aux mains du gouvernement provisoire issu de la
quatrième Douma élue en novembre 1912 et qui fut dirigé par le
prince Lvov
jusqu’au 20 juillet 1917. Mais dans la capitale, Petrograd, un
contre-pouvoir se mit en place : le Soviet des délégués des
ouvriers et soldats. Ce changement politique en Russie eut une
importance capitale dans la question polonaise qui, comme il a été
dit plus haut, était considérée, par la France en particulier,
très méfiante à l’égard des nationalités en Europe centrale et
orientale, comme une affaire intérieure russe. En effet la
diplomatie française jouait la carte russe avant tout car la Russie
en guerre contre les Puissances centrales et l’empire ottoman
constituait le contre poids du front occidental en difficulté à
partir du printemps 1917.
La une de la Pravda publiant en deux langues l'appel du Soviet de Petrograd, le 16 mars 1917 du calendrier julien
Le 29
mars le Soviet de Petrograd publia le manifeste à la nation
polonaise lui reconnaissant le droit à l'autodétermination
c'est-à-dire à l'indépendance. Ce même jour le Gouvernement
provisoire postula pour l'indépendance de la Pologne dans les
frontières ethniques mais ce futur État devait être lié à la
Russie par une alliance militaire. Ses frontières politiques ne
devaient être déterminées qu'après la guerre. Le texte officiel, préparé
par Milioukov, fut publié deux jours plus tard, et dans lequel on
pouvait lire:
"après
avoir abattu le joug le peuple russe octroie au peuple-frère
polonais le plein droit de décider de son sort" et "Fidèle
à ses alliés, lié par un plan commun dans leur lutte avec le
germanisme belligérant, le Gouvernement provisoire considère la
création de l’État polonais libre et formé de territoires à
majorité ethnique polonaise comme la pleine garantie de la paix dans
l'Europe renouvelée. Attaché à la Russie par une union militaire
libre(sic), l’État polonais sera un rempart solide contre la
pression des puissances centrales sur les nations slaves"
Ainsi la troisième puissance copartageante acceptait le droit des Polonais à se constituer en un État indépendant. Cette nouvelle situation revêtit une importance capitale car la Russie avait occupé la part la plus importante des territoires annexés au XVIIIe siècle et c'est contre elle que les Polonais se révoltèrent en 1830 et 1863, elle était l'allié indispensable des autres États de l'Entente qui ne pouvaient pas avoir les mains libres dans cette affaire. Le texte du gouvernement russe internationalisait la question polonaise et déliait les mains aux Français et Britanniques.
La
balle étant donc dans le camp de la France, associée à la Russie,
qui adressa le 1er avril une réponse officielle à Petrograd:
"Le gouvernement français partage les sentiments qui ont inspiré au Gouvernement Provisoire la volonté d'appeler la Pologne à l'indépendance. La République Française voit dans la décision de la Russie le triomphe des principes de liberté qui sont ceux de la France moderne, et qui font la force des nations alliées dans la lutte qu'elles poursuivent contre la coalition germanique. Le Gouvernement de la République Française est heureux d'adresser au Gouvernement Provisoire ses hautes et cordiales félicitations. La France se sent solidaire avec la Russie dans la pensée de faire revivre la Pologne, et elle sera heureuse d'y travailler avec elle"
La France était prise de court par la Révolution à laquelle elle ne s'attendait pas et se méfiait encore de ses effets comme de ses acteurs. Paris continuait à avoir peur d'une entente germano-russe sur le dos de la France qui ruinerait ses efforts de guerre. Selon l'ambassadeur français en Russie, Maurice Paléologue, la proclamation du Gouvernement provisoire était due aux "pression(s) des partis extrêmes" et répondait aux menaces des Polonais qui chercheraient en cas de refus l'"appui en Ukraine et Lithuanie pour un vaste mouvement séparatiste"
L'ennemi
ou plutôt le concurrent direct de la France pour la cause polonaise
était l'Autriche qui jouissait du prestige d'un État libéral aux
yeux des Polonais qui regardaient Vienne avec espoir. Leurs
représentants conservateurs qui auraient pu pécher par russophilie
voyaient avec méfiance les nouvelles provenant de Russie.
Le
7 novembre (25 octobre selon le calendrier julien) les bolcheviks
s'emparèrent du pouvoir à Petrograd en renversant le gouvernement
provisoire de
Kerenski. Lénine promettait aux Russes l'arrêt de la guerre en
rompant l'alliance avec les démocraties occidentales. Cela pouvait
avoir des conséquences dramatiques pour le front occidental et pour
les régimes "bourgeois" car le principal idéologue
bolchevique, Léon Trotsky, prônait la révolution permanente ce qui
supposait son expansion à l'Ouest.
Ouvriers et soldats à Pétrograd, octobre 1917
La peur des gouvernants occidentaux changea leur attitude dans la stratégie du maintien d'un contre poids à l'Est. Les cabinets virent dans la question polonaise une chance de créer un État capable de tenir face à l'Allemagne, un État englobant une bonne partie des territoires voire la totalité de la Pologne d'avant les partages c'est-à-dire un État multinational ou une fédération composée d'autres nationalités, ukrainienne et lituanienne en particulier.
Le 15
novembre 1917, le Soviet des commissaires du peuple adopta la
"Déclaration des droits des nations de la Russie" qui
reconnaissait le principe de l'auto-détermination des nationalités
composant l'empire jusqu'à l'acceptation de leur indépendance
totale à l'égard de la Russie. Ainsi le nouveau pouvoir accordait
officiellement le droit à la constitution des États-nations mais en
réalité espérait une révolution mondiale dont la conséquence
serait l'abolition même de ces États.
IV. La réponse des Empires centraux
Le palais du banquier Kronenberg construit en 1871 (incendié en 1939 et démoli en 1961), siège du Conseil provisoire d'Etat
En janvier 1917 les Empires centraux acceptèrent la formation, sur les territoires polonais occupés, d'un Conseil d'Etat provisoire comme la réalisation de la promesse figurant dans l'Acte du 5 novembre. Les gouverneurs militaires participèrent à son inauguration officielle (et symbolique) dans le Château royal à Varsovie et distribuèrent les actes de nomination à ses membres. Ces derniers étaient 25, dont 15 représentaient la partie occupée du Royaume du Congrès par l'Allemagne, et ils ne disposaient pas de légitimité réelle car choisis parmi les activistes politiques dont une partie démissionna déjà en juillet. Les occupants confièrent à cette institution le rôle de conseiller, préparer et collaborer en vue de la création des institutions d'un Etat monarchique lié aux Empires. On y trouvait, entre autres, Józef Piłsudski, dans la commission, et non département comme les autres, de la guerre. Le Conseil s'installa dans le palais de Kronenberg. Ici ses membres s'octroyèrent le 3 juillet le droit de choisir le futur régent. Et le 25, après la crise de serment des soldats polonais des Légions formant la future force militaire (Polnische Wehrmacht) qui, obéissant aux ordres de Piłsudski (qui fut emprisonné le 21 et passa le reste de la guerre dans la forteresse de Magdebourg), refusèrent de le prêter au Kaiser, Guillaume II. Ils choisirent trois membres du Conseil de régence, dont le prince Zdzisław Lubomirski et l'archevêque de Varsovie, qui commença son fonctionnement le 27 octobre 1917 au Château royal.
Le château royal de Varsovie (à droite), siège du Conseil de régence, pendant l'occupation allemande, 1917.
Le Conseil de régence nomma un gouvernement dirigé par Jan Kucharzewski, qui reprit deux départements d'administration sous sa propre compétence, ceux de l'Education et de la Justice. Le 7 octobre 1918 cette institution allait proclamer l'indépendance de la Pologne et le 12, prendre le commandement des Forces militaires.
Déclaration d'indépendance du Conseil de régence 7.10.1918
Le 9 février les Puissances centrales signèrent à Brest-Litovsk le traité, avec la Rada ukrainienne, l'assemblée formée à Kiev suite à la proclamation de l'autonomie puis de l'indépendance de la République populaire d'Ukraine (22 janvier 1918). Les négociations avaient commencé en décembre 1917 entre les bolcheviks et les Empires centraux. Les Ukrainiens furent brusquement invités alors qu'ils ne faisaient pas partie des belligérants et les appels du premier ministre du Royaume de Pologne, Kucharzewski, à être présent rencontrèrent le refus des Allemands qui désiraient avant tout le blé ukrainien. La délégation ukrainienne arriva le 25 décembre et était composée de Wsiewołod Hołubowycz, Mykoła
Lubynski, Mykoła Łewycki i Oleksandr Sewriuk (orthographe polonaise ou allemande). La délégation austro-hongroise était dirigée par le ministre des affaires étrangères, comte Ottokar Czernin et l'allemande par le secrétaire d'état des affaires étrangères Richard von Kuehlmann. Les exigences ukrainiennes furent en grande partie acceptées et ce malgré l'opposition bolchevique.
Traité de Brest-Litovsk du 9 février 1918, de gauche à droite: Ottokar Czernin, Richard von Kühlmann et Wasił Radosławow
Le traité donnait aux Ukrainiens la région de Chełm, une partie de la Podlasie
et qui, dans la clause secrète signée avec l'Autriche, prévoyait la
séparation de la Galicie orientale, à majorité ukrainienne incluant les villes à majorité
polonaise comme Lemberg et Przemyśl et la Bucovine et
qui constitueraient les régions autonomes de la couronne habsbourgeoise. La
Rada promettait la livraison de blé aux Puissances centrales. Le Conseil de régence refusa de reconnaître ce traité, le cabinet de Kucharzewski démissionna et de nombreuses manifestations et grèves furent organisées dans les villes en signe de protestation contre le quatrième partage de la Pologne. On appelait au boycott et à la désobéissance contre les occupants, plus particulièrement en Galicie occidentale et en Silésie de Teschen/Cieszyn. Les soldats autrichiens étaient désarmés, on s'en prenait aux postes de gendarmerie. La IIe brigade des Légions polonaises, commandée par le général Haller refusa de prêter le serment à l'empereur. Le 15 février, 1600 soldats et officiers désertèrent l'armée autrichienne en traversant les lignes russes. En réaction 5500 militaires polonais furent incorporés dans l'armée impériale. Le territoire ukrainien fut occupé par les Centraux à l'Ouest et par les bolcheviques à l'Est.
V. La réaction des Alliés occidentaux
Deux jours après le début de la révolution russe de février les diplomates français négocièrent le grand accord avec leurs homologues russes (10 mars du calendrier grégorien). Il prévoyait le renforcement de l'Alliance franco-russe en faisant prévaloir la vision russe, à savoir, la confirmation de la non gérance occidentale dans l'Est et de ce fait dans la question polonaise contre les mains libres pour la France en ce qui concerne la rive gauche du Rhin, et par conséquent la question de l'Alsace-Lorraine, alors qu'Aristide Briand avait refusé cette même proposition de "mains libres à l'Ouest" en janvier. Les Russes obtenaient ainsi la liberté géopolitique à l'Est et de fait, le droit de s'adjuger Constantinople et les Détroits, l'Arménie et les Lieux Saints, promis pourtant à l'émir Hussein. La diplomatie française, effrayée par l'idée d'un rapprochement germano-russe accepta ce grand troc international qui lui apportait une grande liberté sur le Rhin. Mais l'accord fut rendu caduque par les événements de Petrograd (le message d'Izvolski ne parvint pas aux destinataires français mais fut, ensuite, divulgué au grand public par Trotsky).
Albert Thomas (au centre) à la gare du Nord au retour de Russie, 23 juin 1917, en compagnie de Malvy, Ribot et Painlevé
Le gouvernement français, toujours en retard dans la question et toujours obnubilé par la perspective de rapprochement germano-russe, envoya fin mai son ministre socialiste, Albert Thomas, en Russie pour rassurer les Polonais russes. Ainsi prononça-il le 10 juin, à Petrograd, un discours au club démocratique où il rappelait l'histoire du XIXe siècle et les déceptions polonaises par rapport à la France, son alliance avec le tsarisme russe et enfin, il rassurait les Polonais de l'absence d'"aucune réserve" en ce qui était "l'unité complète, l'indépendance totale de la Pologne" et que "la question polonaise est question européenne, est question internationale". Mais dans un autre discours, destiné aux Socialistes révolutionnaires, il saluait "la constitution d'une armée polonaise en France, de même (...) la constitution possible d'une armée polonaise en Russie". Et encore plus grandiloquent, "...une Pologne indépendante et forte, c'est une armée française sur les bords de la Vistule" en citant Napoléon. Il était, encore quelques semaines auparavant, impensable voire inenvisageable la création d'une armée polonaise en Russie. Cette armée risquait de se rallier aux Centraux. La Pologne indépendante fut subitement donc incluse dans les buts principaux de la politique française. Du coup le ministère de l'Intérieur signa une note supprimant la censure qui frappait, sous la pression de l'ambassadeur russe, Izvolski, les comités polonais et leurs brochures publiées en France.
Le 4 juin 1917 le président de la République, Raymond Poincaré signa le décret permettant la formation de l'Armée polonaise en France qui devait se constituer de prisonniers de guerre des Puissances centrales et de volontaires de la diaspora polonaise en France et aux États Unis. Elle fut appelée "Armée bleue" et dirigée par le général Józef Haller. Le Quai d'Orsay s'inclina devant la nouvelle situation et demanda au représentant du futur Comité national polonais, Erasme Piltz, de rédiger les vœux sur la Pologne où on pouvait lire: "...réunion des trois tronçons de la Pologne et formation d'un État indépendant et souverain, fort et vigoureux, ayant libre accès à la mer (...) rempart contre l'Allemagne" ... "Tout diplomate, tout général, devrait comprendre aujourd'hui que créer un État polonais c'est du même coup affaiblir l'Allemagne"
Ignacy Paderewski, au centre, reçu par le président Wilson
En été 1917, apparaissait aux États Unis l'idée de création du gouvernement provisoire polonais grâce à l'activité politique de Ignacy Paderewski qui avait réussi à approcher le conseiller du président Wilson, Edward House, et qui en janvier 1917 réussit à présenter le mémorial concernant la question polonaise au président lui-même. C'est peut-être la raison pour laquelle la Pologne allait apparaître dans ses 14 points. En août le pianiste y allait devenir le représentant du Comité national polonais formé en Suisse par Roman Dmowski.
Rappelons
que les États Unis entrèrent tardivement dans le conflit européen
et c'est suite à l'interception du télégramme adressé par le
ministre allemand des Affaires étrangères, Zimmermann, à son
ambassadeur à Mexico, qui lui demandait de négocier une alliance
avec le Mexique tournée contre les États-Unis. La première
puissance mondiale se sentit directement menacée par la politique du
Reich. Déjà le 3 février le gouvernement américain avait rompu
les relations diplomatiques avec l'Allemagne au nom du non respect
par celle-ci des pays neutres, et le 4 mars il avait confirmé la
neutralité de son pays. Le 2 avril 1917 le président Wilson demanda
au Congrès de déclarer la guerre à l'Empire allemand. Et pourtant
les Américains avaient été réticents à l'idée de s'associer à
l'Entente dont un des membres, la Russie persécutait les juifs et
opprimait les Polonais. Le caractère multiethnique et la présence
sur le sol américain de nombreux Allemands, Polonais (Chicago était
la troisième ville polonaise après Varsovie et Łódz) et juifs
ayant fui les pogroms en Russie, étaient des obstacles
supplémentaires à l'engagement des États Unis dans le conflit. De
plus les hommes politiques américains voyaient avec méfiance l'idée
d'entraver la liberté de commerce et de circulation sur mers et
océans mise en place par la Grande Bretagne pour asphyxier les
Empires centraux. La révolution de février en Russie fit, entre
autres, disparaître les hésitations yankees. Le 8 janvier 1918,
dans son discours, Wilson énonçait ses 14 points en proposant
aussi la création d'une "Ligue de Nations" (future SDN).
Les
Français ne voyaient la question des nationalités qu'à travers
l'option polonaise alors qu'en Suisse et aux États Unis s'activaient
déjà les représentants de la cause lituanienne et ukrainienne
comme Juozas
Gabrys, indépendantiste lituanien ou le comte Mikhailo
Tichkievitch (Tyszkiewicz, nom de la grande famille
aristocratique polonaise), personnalité occultée par Wikipedia en
polonais et d'autres langues, défenseur de la nation ukrainienne.
Le 15
août se forma à Lausanne le Comité national polonais, transféré ensuite
à Paris, et lequel fut reconnu par les États de l'Entente comme la
vraie représentation de la nation polonaise et le légitime pouvoir
politique de la Pologne. Le Comité reprit le contrôle sur l'armée
polonaise en formation en France et entama l'action politique dans le
but de la reconstruction de l’État. Les hommes politiques polonais
organisèrent une série de conférences, déposèrent des
mémorandums en influençant ainsi les médias. Ce combat fut décisif
dans le changement de l'attitude des États alliés contre les
Puissances centrales.
Le Comité national polonais à Paris, 1918
Par
les déclarations du 3 juin, du 22 juin et du 28 septembre 1918, la
France reconnaissait donc à la Pologne le fait, non seulement d'être
indépendante , mais aussi son alliée. La proclamation de Versailles du
conseil suprême de guerre (France, Grande Bretagne et Italie)
déclarait le 3 juin 1918 que: "La création d'un État
polonais uni et indépendant, avec libre accès à la mer, constitue
une des conditions d'une paix solide et juste et d'un régime de
droit en Europe". Le blocage britannique dû à la stratégie
de Londres, qui ne concevait pas la victoire sans le front de l'Est,
tombait du fait des traités signés à Brest Litovsk avec l'Ukraine
et avec la Russie bolchevique. Les Polonais pouvaient de ce fait
être de meilleurs combattants à l'Est que les Ukrainiens et les
Russes en proie à l'anarchie, plus enclins à la défense de
leurs territoires contre les Allemands et les bolcheviks. Il semble
que la contre-offensive allemande et la renonciation de Vienne de
donner à l'Ukraine le territoire de Chełm eussent précipité les
diplomaties alliées à reconsidérer la question polonaise. Le texte
de la proclamation de Versailles est à rapprocher au 13e point du
président Wilson, les deux semblent avoir été inspirés par le
C.N.P. : Paderewski pour la déclaration de Wilson et Piltz pour
celle du 3 juin 1918.
Le 22
juin 1918 se déroula à Paris la grande cérémonie pendant laquelle
la première division de l'armée polonaise prêta serment de
fidélité à sa patrie et reçu des mains du président Poincaré
les drapeaux offerts par les municipalités de Paris,Verdun, Nancy
et Belfort. Le discours du président de la République confirma la
position française quant à la question de la Pologne libre et
alliée de l'Entente. Le 14 juillet les régiments polonais, déjà formés, défilaient à Paris.
Place de la Concorde. Défilé des soldats polonais
Et le 28 septembre, lors de la session du
Comité, les troupes polonaises furent reconnues comme des
belligérants alliés.
Armée polonaise en France, Paris, juillet 1918 (général Haller au premier plan à gauche)
La
Pologne appartenait donc à l'Entente du fait de sa reconnaissance dans
les mêmes termes que la France par les autres au cours de l'automne
1918. L'armistice du 11 novembre allait ouvrir la voie aux
négociations quant aux frontières de cet État, contestées à
l'Ouest, à l'Est et au Sud. La France sera dorénavant son grand
allié et fournira les armes et les conseillers dans la guerre
opposant la Pologne aux nationalistes ukrainiens et aux bolcheviks
qui, ces derniers, durant l'été 1920 (13-25 août) menaçaient, par leur offensive,
l'Occident même ou en tout cas l'Allemagne (cf. Bataille
de Varsovie ou Miracle de la Vistule comme disent les Polonais).
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