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mardi 31 janvier 2023

Pologne, Judas des Slaves [200 ans de DostoïevskI]

 Gazeta Wyborcza Wolna Sobota 04/12/2021 

Grzegorz Przebinda


Dostoïevski n'appréciait pas les Polonais. Mais Jean-Paul II appréciait Dostoïevski.


Fiodor Dostoïevskl 1857  (Phot. Laski Diffusion/East News)

 

Le 200e anniversaire de la naissance de l'auteur de L'Idiot, célébré exactement le 11 novembre 2021, nous invite à commencer l'essai sur Fiodor Dostoïevski en rappelant son attitude envers la Pologne, du moins celle qui, depuis les guerres napoléoniennes et le Congrès de Vienne, était sous le règne du tsar.

 

Ainsi, lorsqu'en 1878 des rumeurs parurent en Europe selon lesquelles le nouveau souverain du Saint-Siège, après feu Pie IX, pourrait désormais être le cardinal polonais Mieczysław Halka-Ledóchowski, Dostoïevski dans "Le journal de l'écrivain" donnait bruyamment de l’alerte. Il était profondément convaincu que le pape polonais ne ferait rien d'autre que de ressusciter la Vieille Pologne dans les frontières d'avant 1772. Entre-temps, selon l'écrivain, un brillant avenir pour les Polonais n'était possible qu'en Nouvelle Pologne :

« Il y a la Nouvelle Pologne, libérée par le tsar, renaissante, qui peut sans aucun doute s'attendre à l'avenir au même sort avec chaque tribu slave, lorsque les Slaves se libéreront et ressusciteront en Europe. Mais il n'y aura jamais de Vieille Pologne, car elle ne coexistera pas avec la Russie. Son idéal est se mettre à la place de la Russie dans le monde slave. »

 

Quand, à la fin des années 1980, j'ai eu l'occasion de parler à l'écrivain russe émigré Vladimir Maksimov à Paris, j'ai entendu dire qu'il appréciait aussi les Polonais pour avoir lu et aimé Dostoïevski alors que l'écrivain lui-même n’avait pas, pour le moins, de la sympathie particulière pour eux.

 

Dostoïevski peut être défendu par le fait que la croyance en la perpétuation éternelle des terres polonaises dans l'Empire russe était alors l'un des fondements du patriotisme russe, façonné nota bene par les élites. Après tout, le grand poète Alexandre Pouchkine, le penseur religieux Piotr Tchaadaïev, l'œcuméniste exceptionnel Vladimir Soloviev pensaient de la même manière que Dostoïevski, et le parolier très talentueux Fiodor Tiouttchev a même décrit la Pologne comme le "Judas des Slaves".


Doit-on s'indigner, nous les Polonais ? Pas du tout. C'était simplement le canon de tout patriotisme nationaliste, et c'est la même forme aujourd'hui. Je suis en quelque sorte étrangement convaincu que si la légion d'historiens polonais contemporains - qui façonnent aujourd'hui fermement le patriotisme anti-russe en Pologne - devait vivre dans la Russie de Dostoïevski, ils y prêcheraient avec lui la nécessité de créer une " Nouvelle Pologne ".

 

Qui prêche l'Antéchrist

 

Plus intéressante est l'attitude de Dostoïevski envers la papauté. Dans le fragment cité déjà du « Journal de l'écrivain » nous trouvons également un passage selon lequel le possible pape Ledóchowski, qui s'occupe invariablement de la résurrection de l'ancienne Pologne, le fera au détriment du pouvoir mondial des papes.

Cependant, ne nous laissons pas tromper par ce style - le "pouvoir mondial des papes" était, aux yeux de Dostoïevski, aussi dangereux pour la Russie orthodoxe que la résurrection de cette Vieille Pologne. Le doux prince Lev Mychkine de « L’idiot » entre en colère dans les salons des Yepantchine, lorsqu’il s’écrie, de pensées cachées jusqu’à là, sur "l'essence de la papauté":

 

« Le catholicisme romain est encore pire que l'athéisme lui-même, à mon avis ! (…) L'athéisme ne prêche que le néant, et le catholicisme va plus loin : il prêche un Christ contrefait, hypocrite et profané, le Christ diamétralement opposé ! Il prêche l'Antéchrist (…). À mon avis, le catholicisme n'est même pas une foi, c'est simplement une continuation de l'Empire romain d'Occident (…). Le pape s'empara de la terre, du trône terrestre, et prit l'épée à la main ; depuis lors, tout est comme ça, seuls mensonges, fourberie, tromperie, fanatisme, superstition, méchanceté ont été ajoutés à l'épée (...), tout a été vendu pour de l'argent, pour un vil pouvoir séculier. N'est-ce pas l'enseignement de l'Antéchrist ?!"

 

Et si Dieu n'existait pas ?

 

L'histoire de l'Europe s'est déroulée de telle manière qu'à l'automne 1978 - donc cent ans après l'échec du conclave pour Ledóchowski - un Polonais, Karol Wojtyła, est devenu pape. Les rêves les plus sombres de Dostoïevski se sont réalisés - deux "puissances infernales" sont désormais réunies en une seule personne : la puissance de Rome et les intrigues de la Vieille Pologne. De plus, le pape polonais n'a pas caché son admiration pour Dostoïevski, et en particulier pour "L'Idiot". ". Il l'étudia alors qu'il était encore à Cracovie, et pendant la période du Vatican, des fragments de L'Idiot lui étaient régulièrement lus à haute voix par Wanda Półtawska.

 

Le pape polonais a également qualifié Dostoïevski de celui qui a mis en garde le monde contre l'abandon de Dieu. Le 13 août 1991, comme je l'ai entendu moi-même, Jean-Paul II a dit à Cracovie :

 

« Pour l'homme de la fin du XXe siècle, le programme est 'vivons comme si Dieu n'existait pas'. Mais si Dieu n'existe pas, tout est permis, disait Dostoïevski. Nous sommes au-delà du bien et du mal, ajoute Nietzsche. Alors que le vingtième siècle tire à sa fin, nous avons eu des expériences trop révélatrices et horribles qui témoignent de ce que signifie vraiment ce programme nietzschéen. Où allons-nous en vivant comme si Dieu n'existait pas ?

 

Je pensais la même chose à l'époque, mais aujourd'hui je regarde le monde le plus proche d'un point de vue opposé, pour ainsi dire : « Vers quoi nous dirigeons-nous, vivant comme si Dieu existait, et en même temps présentant fièrement des cœurs catholiques endurcis - en particulier dans le visage de la tragédie des nouveaux venus d'un autre monde ?".

Aujourd'hui - alors qu'à la frontière polono-biélorusse, dans les forêts et les prairies, les réfugiés du Moyen-Orient et leurs enfants meurent de faim, de froid et d'épuisement - nos hommes politiques et les dirigeants cléricaux gardent, au mieux, des visages catholiques de pierre…

 

Ici, je voudrais mentionner à nouveau le prince Mychkine, cette fois dans le contexte de sa déclaration sur le Dieu miséricordieux - certainement proche à la fois de Dostoïevski et de Wojtyla. Lorsque Rogojine lui a demandé si le prince croyait en Dieu, Mychkine a ravi avec joie la figure d'une Russe issue du peuple qu'il avait rencontrée, souriante - pour la première fois de sa vie ! - bébé à la main :

 

"« Tout comme une mère se réjouit lorsqu'elle voit le premier sourire de son enfant, ainsi le Seigneur lui-même se réjouit lorsqu'il remarque du ciel qu'un pécheur s'agenouille devant lui et prie de tout son cœur, de toute son âme. » M'a dit cela la femme, elle a exprimé dans ces mots plus ou moins une pensée si profonde, si subtile et vraiment religieuse (...), dans laquelle toute l'essence du christianisme était contenue (...), sur Dieu comme notre Père et de la joie que l'homme apporte à Dieu, de même que le père apprécie la naissance d'un enfant - la pensée la plus importante du Christ ! »"

 

On parle de toi, bonhomme

 

Lorsqu'en 1950, Kurosawa filme avec passion "L'Idiot" de Dostoïevski, il déplace l'action de cette œuvre, se déroulant dans le Pétersbourg impérial déclinant de la seconde moitié du XIXe siècle, vers le Japon impérial après la dernière guerre mondiale. Mychkine arrive sur la Neva depuis la Suisse, et ici chez Kurosawa, le héros revient à la vie après avoir été libéré de captivité américaine. Ainsi, on voit une fourmilière japonaise dans le film, incapable de panser les blessures infligées par la participation à
"l'axe du mal" Tokyo - Berlin - Rome, puis par Hiroshima.

   

Quiconque se plongera dans l'espace de ce roman aujourd'hui en Pologne sera charmé, tout comme ses anciens admirateurs, par la cruelle actualité des idées, des événements et des personnages humains. De te fabula narratur, c'est-à-dire que - de toi on parle, bonhomme, indépendamment où tu as vécu, au 19ème siècle de Dostoïevski, ou as été témoin du 20ème siècle sombre de Kurosawa, ou l’on t’a été préparé à construire ton destin dans la cruelle Pologne d'aujourd'hui.

 

 

Grzegorz Przebinda - né en 1959, russiciste et historien des idées, professeur à l'Université Jagellon

 

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