Gazeta Wyborcza Wolna Sobota 04/12/2021
Grzegorz Przebinda
Dostoïevski
n'appréciait pas les Polonais. Mais Jean-Paul II appréciait Dostoïevski.
Le 200e anniversaire de la naissance de l'auteur de L'Idiot, célébré exactement le 11
novembre 2021, nous invite à commencer l'essai sur Fiodor Dostoïevski en
rappelant son attitude envers la Pologne, du moins celle qui, depuis les
guerres napoléoniennes et le Congrès de Vienne, était sous le règne du tsar.
Ainsi, lorsqu'en 1878 des rumeurs parurent en Europe
selon lesquelles le nouveau souverain du Saint-Siège, après feu Pie IX,
pourrait désormais être le cardinal polonais Mieczysław Halka-Ledóchowski,
Dostoïevski dans "Le journal de l'écrivain" donnait bruyamment de l’alerte.
Il était profondément convaincu que le pape polonais ne ferait rien d'autre que
de ressusciter la Vieille Pologne dans les frontières d'avant 1772.
Entre-temps, selon l'écrivain, un brillant avenir pour les Polonais n'était
possible qu'en Nouvelle Pologne :
« Il y a la Nouvelle Pologne, libérée par le
tsar, renaissante, qui peut sans aucun doute s'attendre à l'avenir au même sort
avec chaque tribu slave, lorsque les Slaves se libéreront et ressusciteront en
Europe. Mais il n'y aura jamais de Vieille Pologne, car elle ne coexistera pas
avec la Russie. Son idéal est se mettre à la place de la Russie dans le monde
slave. »
Quand, à la fin des années 1980, j'ai eu l'occasion de
parler à l'écrivain russe émigré Vladimir Maksimov à Paris, j'ai entendu dire
qu'il appréciait aussi les Polonais pour avoir lu et aimé Dostoïevski alors que
l'écrivain lui-même n’avait pas, pour le moins, de la sympathie particulière
pour eux.
Dostoïevski peut être défendu par le fait que la
croyance en la perpétuation éternelle des terres polonaises dans l'Empire russe
était alors l'un des fondements du patriotisme russe, façonné nota bene par les
élites. Après tout, le grand poète Alexandre Pouchkine, le penseur religieux
Piotr Tchaadaïev, l'œcuméniste exceptionnel Vladimir Soloviev pensaient de la
même manière que Dostoïevski, et le parolier très talentueux Fiodor Tiouttchev
a même décrit la Pologne comme le "Judas des Slaves".
Doit-on s'indigner, nous les Polonais ? Pas du tout.
C'était simplement le canon de tout patriotisme nationaliste, et c'est la même
forme aujourd'hui. Je suis en quelque sorte étrangement convaincu que si la
légion d'historiens polonais contemporains - qui façonnent aujourd'hui
fermement le patriotisme anti-russe en Pologne - devait vivre dans la Russie de
Dostoïevski, ils y prêcheraient avec lui la nécessité de créer une "
Nouvelle Pologne ".
Qui prêche
l'Antéchrist
Plus intéressante est l'attitude de Dostoïevski envers
la papauté. Dans le fragment cité déjà du « Journal de l'écrivain » nous
trouvons également un passage selon lequel le possible pape Ledóchowski, qui
s'occupe invariablement de la résurrection de l'ancienne Pologne, le fera au
détriment du pouvoir mondial des papes.
Cependant, ne nous laissons pas tromper par ce style -
le "pouvoir mondial des papes" était, aux yeux de Dostoïevski, aussi
dangereux pour la Russie orthodoxe que la résurrection de cette Vieille
Pologne. Le doux prince Lev Mychkine de « L’idiot » entre en colère
dans les salons des Yepantchine, lorsqu’il s’écrie, de pensées cachées jusqu’à
là, sur "l'essence de la papauté":
« Le catholicisme romain est encore pire que
l'athéisme lui-même, à mon avis ! (…) L'athéisme ne prêche que le néant, et le
catholicisme va plus loin : il prêche un Christ contrefait, hypocrite et
profané, le Christ diamétralement opposé ! Il prêche l'Antéchrist (…). À mon
avis, le catholicisme n'est même pas une foi, c'est simplement une continuation
de l'Empire romain d'Occident (…). Le pape s'empara de la terre, du trône
terrestre, et prit l'épée à la main ; depuis lors, tout est comme ça, seuls
mensonges, fourberie, tromperie, fanatisme, superstition, méchanceté ont été
ajoutés à l'épée (...), tout a été vendu pour de l'argent, pour un vil pouvoir
séculier. N'est-ce pas l'enseignement de l'Antéchrist ?!"
Et si Dieu
n'existait pas ?
L'histoire de l'Europe s'est déroulée de telle manière
qu'à l'automne 1978 - donc cent ans après l'échec du conclave pour Ledóchowski
- un Polonais, Karol Wojtyła, est devenu pape. Les rêves les plus sombres de
Dostoïevski se sont réalisés - deux "puissances infernales" sont
désormais réunies en une seule personne : la puissance de Rome et les intrigues
de la Vieille Pologne. De plus, le pape polonais n'a pas caché son admiration
pour Dostoïevski, et en particulier pour "L'Idiot". ". Il
l'étudia alors qu'il était encore à Cracovie, et pendant la période du Vatican,
des fragments de L'Idiot lui étaient régulièrement lus à haute voix par Wanda
Półtawska.
Le pape polonais a également qualifié Dostoïevski de
celui qui a mis en garde le monde contre l'abandon de Dieu. Le 13 août 1991,
comme je l'ai entendu moi-même, Jean-Paul II a dit à Cracovie :
« Pour l'homme de la fin du XXe siècle, le programme
est 'vivons comme si Dieu n'existait pas'. Mais si Dieu n'existe pas, tout est
permis, disait Dostoïevski. Nous sommes au-delà du bien et du mal, ajoute
Nietzsche. Alors que le vingtième siècle tire à sa fin, nous avons eu des
expériences trop révélatrices et horribles qui témoignent de ce que signifie
vraiment ce programme nietzschéen. Où allons-nous en vivant comme si Dieu
n'existait pas ?
Je pensais la même chose à l'époque, mais aujourd'hui je regarde le monde le plus proche d'un point de vue opposé, pour ainsi dire : « Vers quoi nous dirigeons-nous, vivant comme si Dieu existait, et en même temps présentant fièrement des cœurs catholiques endurcis - en particulier dans le visage de la tragédie des nouveaux venus d'un autre monde ?".
Aujourd'hui - alors qu'à la frontière polono-biélorusse, dans les forêts et les prairies, les réfugiés du Moyen-Orient et leurs enfants meurent de faim, de froid et d'épuisement - nos hommes politiques et les dirigeants cléricaux gardent, au mieux, des visages catholiques de pierre…
Ici, je voudrais mentionner à nouveau le prince Mychkine,
cette fois dans le contexte de sa déclaration sur le Dieu miséricordieux -
certainement proche à la fois de Dostoïevski et de Wojtyla. Lorsque Rogojine lui a demandé si le prince croyait en Dieu, Mychkine a ravi avec joie la figure
d'une Russe issue du peuple qu'il avait rencontrée, souriante - pour la
première fois de sa vie ! - bébé à la main :
"« Tout comme une mère se réjouit lorsqu'elle voit le premier sourire de son enfant, ainsi le Seigneur lui-même se réjouit lorsqu'il remarque du ciel qu'un pécheur s'agenouille devant lui et prie de tout son cœur, de toute son âme. » M'a dit cela la femme, elle a exprimé dans ces mots plus ou moins une pensée si profonde, si subtile et vraiment religieuse (...), dans laquelle toute l'essence du christianisme était contenue (...), sur Dieu comme notre Père et de la joie que l'homme apporte à Dieu, de même que le père apprécie la naissance d'un enfant - la pensée la plus importante du Christ ! »"
On parle de toi,
bonhomme
Lorsqu'en 1950, Kurosawa filme avec passion "L'Idiot" de Dostoïevski, il déplace l'action de cette œuvre, se déroulant dans le Pétersbourg impérial déclinant de la seconde moitié du XIXe siècle, vers le Japon impérial après la dernière guerre mondiale. Mychkine arrive sur la Neva depuis la Suisse, et ici chez Kurosawa, le héros revient à la vie après avoir été libéré de captivité américaine. Ainsi, on voit une fourmilière japonaise dans le film, incapable de panser les blessures infligées par la participation à
"l'axe du mal" Tokyo - Berlin - Rome, puis par Hiroshima.
Quiconque se plongera dans l'espace de ce roman
aujourd'hui en Pologne sera charmé, tout comme ses anciens admirateurs, par la
cruelle actualité des idées, des événements et des personnages humains. De te fabula narratur, c'est-à-dire que - de toi on parle, bonhomme, indépendamment où tu as vécu, au 19ème siècle de
Dostoïevski, ou as été témoin du 20ème siècle sombre de Kurosawa, ou l’on t’a
été préparé à construire ton destin dans la cruelle Pologne d'aujourd'hui.
Grzegorz Przebinda - né en 1959, russiciste et historien des idées, professeur à l'Université Jagellon
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